Mario Vargas Llosa, guérisseur public Rencontre | LE MONDE DES LIVRES | 08.12.11

Il appelle ça sa petite "pharmacopée littéraire". Pour Mario Vargas Llosa, la littérature sert à panser. Oui, comme ça, avec un "a". Comme on panse une blessure. Elle soigne, elle calme, elle soulage. Parfois même, elle permet de cicatriser. Tout à la fois pensée et pansement...

Cela vous paraît abstrait ? Le Prix Nobel se met à rire. Renversé dans un canapé de son bel appartement parisien, près de Saint-Sulpice, il raconte comment il en est venu, très concrètement, à cette idée de "livre-médecin". "C’était il y a quelques années, au cours d’un voyage entre Buenos Aires et Madrid, dit-il. A l’aéroport d’Ezeiza, j’avais acheté un ouvrage d’Alejo Carpentier, Le Royaume de ce monde...". A l’époque, Vargas Llosa souffrait d’un mal chronique, la peur de l’avion. Il avait pourtant passé des années à "monter et descendre de ces bolides aériens comme on change de chemise". Mais soudain, allez savoir pourquoi, la sueur froide, la peur. "Et rien qui puisse les combattre, ni le whisky, ni les anxiolytiques, ni les comprimés pour dormir..." Rien sauf, ce jour-là, un Carpentier miraculeusement dosé qui, sans qu’il s’en aperçoive, propulsa son imagination hors de la cabine jusqu’à l’atterrissage. Dans Comment j’ai vaincu ma peur de l’avion (L’Herne, 2009), Vargas Llosa raconte que désormais, pour chaque voyage, il puise dans sa "biblio-apothèque" : un Faulkner pour un long-courrier, un Stevenson pour un vol plus court : avec la bonne posologie, l’effet est immédiat. Sans contre-indication ni effets indésirables.

Qu’en conclut-il ? Que le fait d’absorber de la littérature "agit" sur nous. Sur notre esprit mais aussi, bizarrement, sur notre corps : fini les mains moites et le coeur qui bat en dépit du bon sens (les neurobiologistes spécialistes de la "chimie des émotions" se sont-ils déjà penchés sur cette action inattendue de la littérature ?). Certes, pour Vargas Llosa, la magie du texte n’est pas chose nouvelle. Dès 5 ans, il a eu le choc de la lecture. "C’était en 1941, à Cochabamba, en Bolivie, dans la classe du Frère Justiniano, dit-il. C’est ce qui m’est arrivé de plus important dans la vie." Il raconte aussi comment, plongé dans Les Misérables, de Hugo, il éprouva physiquement le poids des personnages. "J’étais devenu Jean Valjean. Je me traînais dans les entrailles de Paris avec sur mon dos le corps inerte de Marius."

Oui, ces effets étonnants de la littérature, Vargas Llosa les connaît depuis toujours. Et, pourtant, il semble n’en être jamais complètement revenu. Au point qu’à 75 ans, au moment d’écrire son discours de réception du prix Nobel, c’est cela qu’il a voulu faire. Un éloge vibrant - encore tout nimbé d’émerveillement enfantin - de la lecture et de la fiction. "La lecture dissipe le chaos, embellit la laideur, éternise l’instant et fait de la mort un spectacle", écrit-il dans Eloge de la lecture et de la fiction, qui paraît ces jours-ci chez Gallimard. "Ma mère m’a souvent dit que les premières choses que j’écrivais étaient les suites des histoires que je lisais. Parce que j’étais triste qu’elles finissent ou que je voulais en corriger la fin..."

Oui, la littérature - celle qu’on lit comme celle qu’on produit - peut nous faire du bien. Elle peut aussi remettre le monde au carré lorsqu’il ne tourne pas rond. Vargas Llosa donne un autre exemple tiré de sa propre histoire : au collège militaire Leoncio Prado de Lima, il était un garçon timoré, traumatisé par un père violent, réapparu un jour alors qu’on le croyait mort... Pauvre Mario. On le brime, on le bizute. Pour "soigner son vague à l’âme", il écrit des poèmes érotiques. Et puis, un jour, il se met à rédiger des lettres d’amour pour ses camarades de chambrée, ceux qui ne savent pas quoi dire à leurs petites amies ou qui s’emberlificotent dans l’expression des sentiments. "Ça m’amusait de jouer les Cyrano", sourit-il. Cette fonction de scribe lui fournira "quelques bénéfices pécuniaires". Mais surtout, comme le souligne son traducteur Albert Bensoussan dans Ce que je sais de Vargas Llosa, elle lui donnera un statut, "celui d’écrivain et de porte-parole. Une fonction qui, dès lors, ne le quittera plus".

C’est vrai. Depuis son premier recueil de nouvelles, Les Caïds, en 1959, jusqu’à ses ouvrages plus récents - La Fête au bouc, sur les derniers moments de la dictature de Trujillo (Gallimard, 2002), ou Le Paradis - un peu plus loin, sur ceux de Flora Tristan (Gallimard, 2003) - Vargas Llosa ne cesse de mettre à nu les blessures du monde et d’encourager les hommes à les soigner par la résistance, la non-conformité ou la rébellion. Dans Le Rêve du Celte, il peint les ravages de l’exploitation humaine, racontant l’histoire vraie de l’Irlandais Roger Casement qui, l’un des premiers, dénonça les atrocités commises dans le Congo de Léopold II, ainsi que les violences faites aux indigènes du Pérou.

Pourquoi cet homme ? "Je l’ai découvert en lisant une biographie de Conrad, que j’admire, confie Vargas Llosa. Casement a ouvert les yeux de Conrad lorsque celui-ci s’est rendu au Congo. Il a été très important dans l’écriture d’Au coeur des ténèbres." Mais là n’est pas la seule raison. En exergue du récit, Vargas Llosa a placé cette phrase du romancier uruguayen José Enrique Rodo : "Chacun de nous est, successivement, non pas un mais plusieurs. Et ces personnalités successives, qui émergent les unes des autres, présentent souvent les contrastes les plus étranges et les plus saisissants."

"Cette phrase semble avoir été écrite pour Casement", s’écrie joyeusement Vargas Llosa. Casement ? Une sorte de Dr Jekill et Mr Hyde, pourfendeur de la barbarie colonialiste, mais menant dans l’ombre une vie privée si "choquante", au regard de la morale victorienne, qu’il finira arrêté, jugé et pendu.

"C’est cette contradiction qui m’a fasciné, admet Vargas Llosa. D’une façon générale, la complexité est l’un des aspects de la condition humaine que nous avons le plus de mal à accepter. Nous nous créons des héros à coups de stéréotypes respectables et nous y croyons. Or Casement est à la fois un héros et un faible. Toute son existence, il a dû vivre dans cette tension terrible, celle des agents secrets, des grands criminels ou des saints." Vargas Llosa réfléchit, puis note : "Je suis allé au Congo pour lequel il s’est battu pendant vingt ans. Tout le monde ou presque l’a oublié. Même chose en Amazonie où seule une petite ruelle, à Iquitos, porte son nom. C’est triste."

Eloge de la lecture et Le Rêve du Celte ont un point commun. Ils nous parlent de notre civilisation. Ils nous disent à quel point elle est friable. Et peut se vider vite de son contenu. Ils nous rappellent qu’humanité et barbarie sont comme la lumière et l’ombre chez Casement, imbriquées au point que l’une ne va jamais sans l’autre.

Ça fait peur ? Le docteur Llosa a le remède. Fouillez votre bibliothèque comme on retourne une armoire à médicaments. Il y a là de quoi vous apaiser.

LE RÊVE DU CELTE (EL SUEÑO DEL CELTA) de Mario Vargas Llosa. Traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès. Gallimard, 528 p., 22,90 €.

De Mario Vargas Llosa, signalons aussi, chez Gallimard, Eloge de la lecture et de la fiction (Discours de réception du prix Nobel, 48 p., 7,90 €), Théâtre complet (576 p., 39 €), De sabres et d’utopies, un recueil d’essais, (560 p., 26 €), ainsi que la réédition de la nouvelle Les Chiots avec des photos de Xavier Miserachs (100 p., 29 €).

A lire également, les entretiens entre Mario Vargas Llosa et son traducteur Albert Bensoussan, Ce que je sais de Vargas Llosa (François Bourin, 258 p., 19 €).

Florence Noiville

Article paru dans l’édition du 09.12.11

http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/12/08/mario-vargas-llosa-guerisseur-public_1614677_3260.html