Entre hispanité et africanité : Antonio Cubillo et le séparatisme canarien

De Florian Louis
17 mai 2021

N’ayant jamais atteint l’envergure de ses équivalents basque et catalan, le nationalisme canarien demeure méconnu. Il a pourtant lui aussi remis en question l’unité de l’État espagnol et suscité une sévère répression de sa part dans les années 1970. Retour sur le parcours et les idées d’Antonio Cubillo (1930-2012), son principal théoricien et propagandiste qui ambitionnait de « faire de l’archipel canarien une république socialiste, africaine et indépendante ».

L’archipel canarien, d’abord colonisé par le Normand Jean de Béthencourt puis par les Portugais, est finalement passé sous souveraineté espagnole en 1479 à la suite de la conclusion entre les rois catholiques et leur homologue portugais Alphonse V du traité d’Alcáçovas. Les populations autochtones guanches, le seul groupe berbère à n’avoir pas été atteint au Moyen Âge par la vague islamique, ont rapidement été décimées par les déportations esclavagistes et le travail forcé. Tant et si bien que les rares indigènes ayant survécu ont fini par se noyer dans la masse des colons et des esclaves importés depuis l’Afrique. Le nationalisme canarien qui commence à se développer au xixe siècle est donc d’un style particulier. Il ne s’agit pas de la lutte d’un peuple colonisé désireux de recouvrer son indépendance, mais d’une aspiration de colons à s’émanciper de leur métropole, suivant le modèle ayant abouti à la naissance des États-Unis d’Amérique. L’originalité du mouvement nationaliste canarien tel qu’il se cristallise dans la seconde moitié du xxe siècle sous la conduite d’Antonio Cubillo tient au fait qu’il a cherché à s’assimiler aux luttes anticoloniales qui agitaient alors le tiers-monde et à s’inscrire dans une mouvance panafricaine avec laquelle il n’avait a priori guère d’autres accointances que géographiques.

Entre indépendantisme et africanisme

C’est en 1959 qu’est créé le Mouvement autonomiste canarien (MAC) à l’initiative d’Antonio Cubillo, un jeune avocat de Tenerife opposé au régime franquiste. Pas refroidi par les six mois d’emprisonnement qui lui sont infligés en 1961, Cubillo tente d’organiser en 1962 un mouvement de « grève révolutionnaire » qui ne rencontre que peu d’échos. Accusé de propagande illégale et de diffamation envers la personne de Franco, Cubillo prend le chemin de l’exil, au Maroc d’abord, puis en Algérie où il s’installe en 1963. Il obtient alors le soutien du Front de libération nationale qui lui accorde l’asile politique et lui offre un poste de professeur de droit maritime à l’université d’Alger. Enhardi par ce soutien étatique et par la légitimité et la protection qu’il lui confère, le MAC radicalise alors ses revendications en devenant en 1964 le Mouvement pour l’autodétermination et l’indépendance de l’archipel canarien (MPAIAC) : il n’est donc plus question d’autonomie, mais bien de séparation d’avec l’Espagne. Cubillo s’inspire du discours tiers-mondiste et révolutionnaire de son parrain algérien et en vient à africaniser ses revendications. Sous sa plume, les Canariens sont ainsi présentés comme un peuple africain subissant le joug colonial d’une puissance européenne. Au même titre que les autres peuples du continent encore en lutte pour leur indépendance, ils seraient donc légitimes à réclamer la reconnaissance de leur droit à l’autodétermination. Ne rechignant pas à mettre la charrue avant les bœufs, Cubillo rend public en 1973 un drapeau (blanc, bleu et jaune agrémenté de sept étoiles vertes) ainsi qu’un projet de Constitution destinés à entrer en vigueur une fois l’indépendance obtenue. Il annonce la création prochaine d’une République guanche de nature fédérale, chacune des sept îles composant l’archipel se voyant reconnaître une large autonomie et disposant de sa propre assemblée (tagoror) et de son propre président (quebechi). Le guanche y remplacerait le castillan comme langue nationale.

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La stratégie de l’internationalisation

À la différence des nationalismes basque ou catalan, le nationalisme canarien n’a jamais bénéficié d’une adhésion populaire massive parmi les populations au nom desquelles il menait son combat. C’est pourquoi, plutôt que de chercher à enrôler les Canariens dans celui-ci, Cubillo a très tôt opté pour une stratégie d’internationalisation de la question canarienne, comptant sur l’obtention de soutiens diplomatiques internationaux pour faire pression sur les autorités coloniales madrilènes. Fin stratège, il a très tôt compris comment monnayer sa capacité de nuisance auprès de puissances étrangères, à commencer par l’Algérie. Si celle-ci soutient le combat du MPAIAC, ce n’est en effet pas tant en vertu d’un principe de solidarité entre mouvements tiers-mondistes de libération nationale que parce qu’elle voit en lui un moyen de pression sur Madrid dans le cadre des revendications algériennes sur le Sahara occidental. Les FLN espèrent pouvoir utiliser Cubillo comme un moyen de pression sur le gouvernement espagnol afin de se voir reconnaître la souveraineté sur les territoires de Saquia el Hamra et du Rio de Oro dont la décolonisation est programmée. Fin 1975, faute d’avoir obtenu satisfaction sur ce point, Alger accorde en guise de représailles contre l’Espagne de nouveaux moyens à Cubillo, sous la forme d’une station de radio, La Voix des Canaries libres, qui permet au leader indépendantiste de faire entendre sa voix dans l’archipel où il n’a pas remis les pieds depuis onze ans. Cubillo ne s’appuie pas sur le seul parrainage algérien et cherche à multiplier les soutiens diplomatiques. Il se rapproche ainsi du mouvement des non-alignés dont il participe à certaines conférences internationales en tant que représentant des Canaries. Dès la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963, il fait également des pieds et des mains pour que les Canaries y soient intégrées et le MPAIAC reconnu comme leur représentant légitime. C’est chose faite en 1968 lorsque le Comité de libération de l’OUA, en charge du suivi des pays africains non encore décolonisés, adopte une résolution reconnaissant l’africanité de l’archipel canarien et la légitimité de la lutte indépendantiste du MPAIAC.

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Le passage à la « propagande armée »

En novembre 1976, alors que l’Espagne est en pleine transition démocratique à la suite de la mort de Franco l’année précédente, le MPAIAC se radicalise en se convertissant à une propagande armée dont il avertit, menaçant, qu’elle n’est que le prélude à une véritable lutte armée telle qu’elle est alors pratiquée par les nationalistes basques. C’est le coup d’envoi d’une série de plusieurs dizaines d’attentats à l’explosif visant des symboles de l’État espagnol et des infrastructures touristiques dans l’archipel, mais aussi plus sporadiquement à Madrid où les Galerias Preciados, propriété de la veuve du caudillo, sont notamment ciblées. Cette vague d’attentats culmine tragiquement le 27 mars 1977 lorsque deux avions de ligne se percutent accidentellement dans les environs de Tenerife, provoquant la mort de 582 passagers. Censés atterrir à l’aéroport de Las Palmas, ils avaient été déroutés dans la précipitation vers un autre aéroport à la suite de la découverte d’une bombe déposée par le MPAIAC dans le premier. Même si la responsabilité des indépendantistes canariens n’est qu’indirecte, cette tragédie contribue à les décrédibiliser. Notamment auprès d’une large frange de l’opinion publique canarienne qui non seulement n’a jamais soutenu leur projet, mais craint de subir de leur fait le même sort que les Sahraouis, à savoir être abandonnés par Madrid à la voracité des impérialismes marocains et mauritaniens. Malgré la dégradation de son image, le MPAIAC parvient à atteindre l’apogée de son influence internationale en février 1978 lorsque le conseil des ministres de l’OUA adopte à une quasi-unanimité (47 voix pour, seuls le Maroc et la Mauritanie, alliés à l’Espagne sur la question sahraouie, s’y étant opposés) une résolution reconnaissant la légitimité de la lutte indépendantiste canarienne. L’OUA s’engage en conséquence à lui apporter le soutien économique et logistique dont il a besoin. Surtout, elle demande alors officiellement au comité de décolonisation de l’ONU d’inscrire la question canarienne à son agenda. Antonio Cubillo annonce alors son intention de se rendre en personne à New York pour plaider la cause canarienne auprès des Nations unies. C’en est trop pour le gouvernement espagnol de transition qui choisit de recourir à des méthodes que n’aurait pas reniées le général Franco pour se débarrasser d’un agitateur devenu trop gênant.

La fin du MPAIAC

Le mercredi 5 avril 1978 au soir, à la veille de son départ pour New York, Antonio Cubillo est poignardé par deux sicaires à la solde des services secrets espagnols alors qu’il regagne son domicile de la rue de Pékin, à Alger. Poignardé dans le ventre et dans le dos, il ne doit sa survie qu’à l’intervention impromptue d’un voisin. Lourdement handicapé, Cubillo ne remarchera plus jamais et se trouve contraint de mettre un terme aux activités du MPAIAC. Privé de son principal théoricien et animateur, celui-ci a tôt fait de péricliter. De retour aux Canaries en août 1985 après vingt et un ans d’exil, Cubillo renonce officiellement à l’action violente. Il n’abandonne pas pour autant ses idéaux indépendantistes, qui ne rencontrent pas plus d’écho dans l’archipel que par le passé, mais qu’il continue à défendre avec abnégation jusqu’à son décès en décembre 2012.

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