Corrupción

Les Espagnols en ont assez des "chorizos" LE MONDE | 02.07.2012

Aucun parti et aucune région ne sont épargnés par les scandales de corruption ou de fraude qui pullulent en Espagne. En cause : l’impact du boom immobilier, à l’origine de tous les maux du pays.

Par Sandrine Morel

Francisco Correa se faisait surnommer "Don Vito", en référence au film Le Parrain. Il est sorti le 11 juin de la prison de Soto del Real, après plus de trois ans de détention préventive, sans avoir encore été jugé. Cet homme d’affaires espagnol est considéré comme le cerveau du grand scandale politico-financier baptisé l’"affaire Gürtel". Il est accusé d’avoir arrosé de pots-de-vin pendant dix ans des élus du Parti populaire en échange de l’adjudication de contrats de travaux publics et d’organisation d’événements d’envergure tels que la visite du pape à Valence en 2006. L’enquête judiciaire continue toujours.
En revanche, le 18 juin, le procès de l’"affaire Malaya", un immense réseau de blanchiment d’argent et de corruption urbanistique à Marbella, en Andalousie, a enfin commencé, après sept ans d’instruction. Le procureur a demandé un "verdict exemplaire" pour ce qui fait figure de symbole de la corruption municipale. En 2006, le nombre de personnes impliquées avait conduit le conseil des ministres à ordonner la dissolution du conseil municipal. Et, aujourd’hui, sur le banc des accusés, on trouve aussi la célèbre chanteuse de copla Isabel Pantoja.

Aucun parti et aucune région ne sont épargnés par les scandales de corruption, abus de biens sociaux ou fraude qui pullulent en Espagne. A Alicante, des voyages, voitures de luxe et "traductrices roumaines" ont été payés avec les fonds destinés au ramassage des ordures dans l’"affaire Brugal". A Barcelone, la justice enquête pour savoir si les fonds détournés du Palau de la Musica ont servi à financer le parti nationaliste Convergencia democratica de Catalunya. En Andalousie, région gouvernée par le Parti socialiste depuis 1980, l’ancien directeur général du travail du gouvernement andalou aurait détourné au profit de faux travailleurs, pendant dix ans, 1,2 milliard d’euros d’aides sociales destinées à des préretraites et des plans de licenciement.

La liste est longue, et ces exemples ne sont que les cas les plus médiatiques actuellement en phase d’instruction ou de procès. Dans les Baléares, l’"affaire Palma Arena" a conduit le président de la région, Jaume Matas, en prison en mars. A Castellon, c’est l’ancien président de la province, Carlos Fabra, qui est accusé de fraude fiscale. Mais il n’a toujours pas été jugé, après plus de huit années d’enquête qui ont vu se succéder neuf juges d’instruction. Le dernier, Jacobo Pin, a demandé, jeudi 28 juin, la protection du Conseil général du pouvoir judiciaire après avoir dénoncé des pressions du tribunal provincial qui perturberaient son indépendance et tenteraient d’imposer le non-lieu.

Même la monarchie traîne ses propres casseroles. En 2011, le gendre du roi d’Espagne, Iñaki Urdangarin, a été mis en cause dans une affaire de détournement de fonds publics vers des paradis fiscaux. Le soutien populaire à la couronne a été écorné par ce scandale qui fait encore trembler le prétendant à la succession au trône de Juan Carlos Ier, le prince Felipe.

"Le nombre excessif d’élus mis en examen dans des affaires de corruption n’est pas propre à une démocratie "normale"", soutient le magistrat José-Luis Ramirez Ortiz, de l’association espagnole Juges pour la démocratie. En cause : l’impact du boom immobilier, à l’origine de tous les maux de l’Espagne. "Le développement urbanistique a fait circuler d’énormes sommes d’argent qui ont affecté le fonctionnement des municipalités et des régions autonomes. Car de nombreux promoteurs étaient prêts à utiliser une partie de ces sommes pour obtenir le soutien des élus..." Dans des centaines de villes et villages, les maires, véritables caciques qui détenaient les clefs de la requalification des terrains et le pouvoir de dessiner les plans d’urbanisme, se sont mis à rouler en voiture de luxe et à habiter des palaces, tous frais payés par des promoteurs immobiliers qui se prenaient pour les rois du pétrole. "Le plus grave est le sentiment d’impunité que l’on détecte dans les conversations entre les accusés", insiste M. Ramirez.

Après le chômage et les questions économiques, la classe politique est le troisième problème des Espagnols, selon le Centre de recherches sociologiques. Très loin devant l’éducation, l’immigration, la santé ou l’insécurité. Selon un sondage Metroscopia pour le quotidien El Pais, paru le 23 juin, 69 % des Espagnols considèrent que la justice fonctionne mal ou très mal.

L’"affaire Divar", du nom du président du Tribunal suprême et du conseil général du pouvoir judiciaire, contraint à la démission le 21 juin après que la presse a révélé ses multiples voyages privés à Marbella aux frais du contribuable, n’arrange rien.

L’un des principaux slogans des "indignés", ce mouvement de contestation social né en Espagne en 2011, "No hay pan para tantos chorizos" ("Il n’y a pas assez de pain pour tellement de chorizos", surnom donné aux voleurs), traduit la colère de la population. Car le boom espagnol n’a pas profité à tout le monde. Les mileuristas, ces Espagnols qui gagnaient 1 000 euros par mois, symboles de précarité, existaient avant la crise. Aujourd’hui, dans un pays qui compte 24 % de chômeurs, ils sont presque des privilégiés.

Alors même que la crise trouve ses racines dans la bulle immobilière, difficile de digérer la corruption massive des élites politiques qui en a découlé. "Si la situation économique empire, la colère, jusque-là contenue, des Espagnols pourrait donner lieu à des incidents violents", craint le sociologue Fermin Bouza, qui rappelle que "la désaffection politique, qui a augmenté avec la crise, est un combustible pour les révoltes sociales".

sandrine.mo@gmail.com

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