Pedro Sánchez, survivant protéiforme à la tête du gouvernement espagnol | Conflits Nicolas Klein

Dans un article daté du 20 avril 2019, le journaliste d’El País José Marcos décrit Pedro Sánchez comme un « survivant en campagne perpétuelle ». Devenu président du gouvernement de notre voisin ibérique à la surprise générale en juin 2018, l’homme fort du socialisme espagnol doit certes lutter pour se maintenir en poste. Pourtant, aucun rival sérieux ne semble se dresser face à lui.

Il faut dire qu’il a tout fait pour limiter l’influence de son principal adversaire au sein du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), l’ancienne présidente régionale andalouse Susana Díaz. Il est également devenu locataire du palais de La Moncloa (résidence officielle du chef de l’exécutif) à la faveur d’une nouvelle affaire de corruption ayant touché le Parti populaire (PP) du conservateur Mariano Rajoy en mai 2018. La motion de censure qu’il présente à l’époque pour parvenir au pouvoir est soutenue par une coalition d’intérêts d’autant plus mouvante qu’elle est hétéroclite. Il rassemble en effet sur son nom les votes des siens, mais aussi ceux de la gauche « radicale » d’Unidas Podemos et de nombreux régionalistes et séparatistes (depuis les Canaries, le Pays basque en passant par la Catalogne). De son côté, le nouveau président du PP, Pablo Casado, doit lutter pour éviter la fuite de ses électeurs vers les libéraux de Citoyens (Cs) et vers la droite « radicale » de Vox. Divisée, l’opposition ne peut s’imposer ni aux élections législatives d’avril 2019 ni à celles du mois de novembre suivant. Les socialistes peinent à former un gouvernement, mais y parviennent en janvier 2020. En dépit de résultats en deçà de ses espérances, Pedro Sánchez s’accroche donc à la présidence de l’exécutif.
Itinéraire d’un « jeune loup »

Né en 1972 à Madrid, avocat de formation, titulaire d’un doctorat en économie, Sánchez prend sa carte au PSOE en 1993. Il commence sa carrière politique proprement dite à l’ombre de Trinidad Jiménez, candidate malheureuse aux élections municipales à Madrid en 2003. Siégeant à la chambre basse du Parlement à partir de 2009, il effectue ses débuts sur la scène nationale en plein déclin du socialisme de José Luis Rodríguez Zapatero, qui se fracasse sur le mur de la crise économique de 2008. La formation sociale-démocrate se cherche. Le court mandat de premier secrétaire d’Alfredo Pérez Rubalcaba, ancienne figure gouvernementale, ne lui permet pas de se trouver.

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À la suite de l’échec du PSOE aux élections européennes de 2014, un nouveau vote interne est organisé pour lui trouver un successeur. Grâce à la très puissante fédération socialiste andalouse de Susana Díaz, Pedro Sánchez est choisi pour conduire les destinées nationales d’une formation qui a gouverné l’Espagne pendant environ vingt ans en cumulé depuis 1975. Le « jeune loup » socialiste croit en sa bonne étoile, malgré des défaites aux scrutins généraux de 2015 et 2016. Il continue à œuvrer dans les coulisses lorsqu’il est débarqué cette même année par le bureau national du PSOE (sur l’instigation de Susana Díaz, ancien soutien devenu adversaire). Ce dernier lui reproche en effet de bloquer la formation d’un gouvernement par le PP de Mariano Rajoy – lequel ne dispose que d’une majorité relative aux Cortes (Parlement national). Et Sánchez a raison, puisqu’il est de nouveau élu secrétaire général en faisant main basse sur le parti et en évinçant Díaz en 2017.
Le « nouveau socialisme », dans la continuité de Rodríguez Zapatero

Pedro Sánchez est un élève fidèle de José Luis Rodríguez Zapatero. Bien qu’il incarne un certain renouveau du monde socialiste et qu’il s’entoure d’étoiles montantes du parti (à l’image d’Adriana Lastra, porte-parole de son groupe au Congrès des députés), le président du gouvernement conçoit la politique comme une lutte à mort entre le bien et le mal. Ces deux notions sont incarnées respectivement par les forces « progressistes » (adjectif qu’il ne cesse d’utiliser) et la droite. Il entend aussi poursuivre un mouvement initié par Rodríguez Zapatero. Il s’illustre ainsi par sa défense acharnée de la « mémoire historique », obtenant en 2019 le déplacement de la dépouille de Francisco Franco depuis la Valle de los Caídos vers un cimetière privé. Il entend d’ailleurs aller plus loin, proposant l’ouverture massive des fosses communes de la guerre civile et le transfert du cercueil d’autres anciens hiérarques franquistes inhumés dans des monuments religieux.

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Son style de gouvernement lui-même est éminemment guerracivilista – agressif et manichéen. D’autant plus autoritaire à l’égard du Parlement et des corps intermédiaires qu’il se sait à la tête d’une majorité instable, Pedro Sánchez est l’homme de nombreux scandales : plagiat supposé de sa thèse ; imposition de ses fidèles à la tête d’entreprises publiques et de plus hauts échelons administratifs ; dépenses d’apparat considérables (songeons aux frais de bouche et de son jet officiel, qu’il utilise plus que de raison) ; recours quasi systématique aux décrets-lois royaux (équivalents des ordonnances françaises, qui permettent de court-circuiter le vote des députés) ; ou encore déclarations incendiaires à l’égard de la droite. En un mot comme en cent, le chef du cabinet espagnol n’a aucunement l’intention de laisser filer une seule miette du pouvoir. Fringant, à l’aise devant les caméras et dans les sommets internationaux, il obtient pourtant des résultats bien maigres au niveau européen (comme sur l’affaire des coronabonds). En 2020, sa gestion de la crise sanitaire liée à la pandémie de coronavirus est désastreuse, comme en témoigne le nombre de personnes décédées outre-Pyrénées.
« De l’importance d’être constant »

De manière générale, Pedro Sánchez donne l’impression de n’avoir que peu de convictions et de concevoir le pouvoir comme un simple levier de valorisation personnelle. L’essentiel de ses promesses de campagne a été trahi et, s’il n’est pas le premier à agir de la sorte, il pousse l’exercice à l’extrême. À la fin de l’année 2019, contraint de retourner aux urnes face au refus d’Unidas Podemos de le confirmer dans ses fonctions nationales, Sánchez jure solennellement que jamais il ne passera de pacte avec la gauche « radicale » après le nouveau scrutin national qui se profile. Le lendemain des élections, il a déjà changé d’avis et signe un accord avec le parti de Pablo Iglesias. Officiellement favorable à une politique fiscale tournée vers la redistribution, il se laisse influencer tantôt par l’aile gauche de son cabinet (qui exige une augmentation massive des taxes), tantôt par son aile droite (incarnée par sa ministre de l’Économie, Nadia Calviño, ancienne fonctionnaire européenne qui le freine en la matière). Arborant fièrement le drapeau espagnol lors de certaines réunions publiques, il n’hésite pas à s’allier à Bildu, formation indépendantiste basque proche de la défunte ETA, quand il pense en avoir besoin pour prolonger l’état d’alerte sanitaire. Le tout pour mieux se dédire le lendemain en expliquant qu’il n’honorera que partiellement le document signé avec ce parti sécessionniste.

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Au fond, on ne sait pas très bien ce que veut Pedro Sánchez pour l’Espagne. Veut-il réformer la constitution de 1978, comme il le prône parfois avant de renvoyer le sujet aux calendes grecques ? Désire-t-il s’aligner sur la France d’Emmanuel Macron, ainsi qu’il l’a fait dans un premier temps, ou bien faire cavalier seul sur la scène communautaire, orientation qu’il prend ensuite ? Convient-il de défendre la forme monarchique de l’Espagne ou de laisser certains de ses ministres l’attaquer ouvertement ? C’est que nul ne sait si Sánchez veut de l’Espagne. Mal à l’aise avec l’histoire et les symboles nationaux, il incarne les ambiguïtés de toute la gauche de notre voisin pyrénéen. Cette dernière dit plaider pour un patriotisme renouvelé et fervent tout en n’ayant de cesse de dénigrer tout ce qui fait espagnol. En ce sens, sa détestation du pouvoir régional madrilène (détenu par la droite depuis 1995) va de pair avec les cessions permanentes qu’il accorde aux nationalistes et séparatistes des régions périphériques. Pedro Sánchez paraît ainsi se résoudre à diriger une nation qui lui est indifférente, qu’il ne comprend pas et qu’il affaiblit plus ou moins consciemment. C’est probablement l’héritage qu’il laissera aux Espagnols.

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