Histoire de l’Espagne

23 F - 23 février 1981 - Le "golpe" du colonel Tejero

(actualisé le )

Un coup d’État militaire en Europe ! À Madrid. Deux généraux et un colonel avaient la nostalgie de Franco et de Gaulle. Ils finirent en prison. Avec leurs complices.

Claude Jacquemart le jeudi, 10/02/2011.

Le colonel Antonio Tejero Molina

« Al Suelo ! Al que se mueva me lo cargo ! » ("Tous à terre ! Le premier qui bouge, je m’en charge !") L’ordre partit de la tribune de la Chambre des députés espagnole, aboyé par un lieutenant-colonel de la Guardia civil en grand uniforme, le bicorne couronnant un visage énergique barré d’une énorme moustache noire, et brandissant un pistolet. Âgé de 49 ans, il s’appelait Antonio Tejero Molina et voulait renverser le régime. C’était il y a trente ans, le 23 février 1981.

Le moment était bien choisi : tous les députés étaient réunis afin de procéder au vote d’investiture du nouveau chef du gouvernement, Leopoldo Calvo-Sotelo, successeur désigné du centriste Adolfo Suárez – ex-franquiste pur et dur – désavoué par son propre parti.

En fin d’après-midi, Tejero, accompagné d’un escadron de gardes civils armés de fusils d’assaut, avait forcé l’entrée de l’hémicycle. Sa sommation, ponctuée de coups de feu, eut un effet immédiat : les élus plongèrent sous leurs sièges. Trois exceptions : Adolfo Suárez ; le général Manuel Gutiérrez Mellado, vice-président du gouvernement, qui somma les intrus de déposer leurs armes ; enfin, le secrétaire général du Parti communiste, Santiago Carrillo.

Le général Gutiérrez Mellado fut aussitôt arrêté par les gardes civils. Puis Adolfo Suárez, Santiago Carrillo, Felipe González, leader du Parti socialiste, et son adjoint, Alfonso Guerra, furent séparés des autres députés. Une scène enregistrée par une caméra de télévision que les putschistes avaient oublié de débrancher… Ce 23 février 1981, Tejero n’en est pas à sa première manifestation d’indiscipline, ni à sa première tentative de coup d’État – golpe, disent les Espagnols. En 1977 déjà, deux ans après la mort de Franco, alors qu’il commandait la Guardia civil de la province basque du Guipúzcoa, il a fait connaître au ministre de l’Intérieur son hostilité à la légalisation du drapeau des autonomistes basques, la Ikurriña. Cela lui a valu d’être muté au sud de l’Espagne, dans sa province natale de Málaga. Il s’y est fait remarquer par son opposition brutale à une manifestation communiste pourtant autorisée.

Bon prince, le gouvernement l’a conservé dans la Guardia civil. Tejero en a profité pour échafauder en 1978 une opération baptisée Galaxia, visant à séquestrer tous les ministres pendant un voyage à l’étranger du roi Juan Carlos. Trahi par un policier, traduit devant un conseil de guerre, il s’en est tiré avec six mois et un jour de prison, ses juges acceptant de croire que son projet de complot ne reflétait que des “conversations de café”. Une nouvelle fois, il a retrouvé son uniforme d’officier de la Guardia civil, avec le poste de capitaine-général de la 3e région militaire (Valence).

C’est là qu’il va élaborer son nouveau projet de coup d’État, avec la complicité du commandant de cette région militaire : le général Jaime Milans del Bosch. Un officier franquiste de 65 ans, intransigeant, ancien combattant du front de l’Est dans les rangs de la division Azul, et pour cela décoré de la croix de fer. Ses opinions tranchées lui ont valu de perdre le commandement de la division blindée Brunete, unité d’élite stationnée aux portes de Madrid. Mais aussi de pouvoir comploter tranquillement, à Valence, avec le lieutenant-colonel Tejero.

Leur programme est simple : suppression des partis et des syndicats, du droit de grève, des organismes administratifs et judiciaires ; remise de la totalité du pouvoir au général Milans del Bosch, érigé en nouveau Caudillo.

Selon les conjurés, le climat délétère dans lequel se trouve plongée l’Espagne d’après Franco devrait favoriser leur entreprise. Le pouvoir politique flageole, l’économie stagne. La régionalisation inquiète les partisans d’un État centralisé et fort tel qu’il existait auparavant. Le terrorisme politique ne cesse d’exercer ses ravages (plus de 600 victimes en 1980).

La police, qui a payé un lourd tribut aux tueurs de l’ETA, ne cache pas son amertume. Un terroriste du nom de José Arregui étant mort à la suite de ses interrogatoires à la prison madrilène de Carabanchel, Adolfo Suárez a décrété l’arrestation des policiers mêlés à cette affaire. Du coup, le directeur général de la police a démissionné, imité par ses subordonnés immédiats, par l’ensemble des secrétaires généraux et plus de deux cents inspecteurs.

Le malaise n’épargne pas l’armée. Déjà, en 1977, l’amiral Pita da Veiga, ministre de la Marine, a quitté ses fonctions pour protester contre la légalisation du Parti communiste, également condamnée par le Conseil supérieur de l’armée. L’indulgence dont a bénéficié Tejero en conseil de guerre après l’affaire Galaxia montre assez l’état d’esprit des juges militaires. Point d’orgue : au début de cette année 1981, le général Fernando de Mendivil n’a pas hésité à lancer, dans le journal de droite El Alcázar, un appel à l’insurrection pour enrayer « l’état de décomposition ».

Ce mélange de morosité et d’exaspération va conduire l’un des hommes les plus proches du roi Juan Carlos, le général Alfonso Armada, à s’investir à son tour dans le complot dont l’aboutissement sera le coup de force du 23 février 1981 – le complot “23-F”.

Alfonso Armada y Comyn, marquis de Santa Cruz de Ribadulla, alors âgé de 61 ans, a combattu dans les rangs nationalistes pendant la guerre civile. Comme le général Milans del Bosch, il a servi dans la division Azul et participé au siège de Leningrad. Instructeur dans plusieurs écoles militaires, il a compté parmi ses élèves le prince Juan Carlos, dont il est devenu le secrétaire après son accession au trône. Au début de 1981, il occupe le poste de gouverneur militaire de Lérida et de chef d’état-major en second de l’armée.

A-t-il cru que le roi, rallié à la démocratie parlementaire mais placé sur le trône par le général Franco, partageait ses inquiétudes ? Lors de l’instruction précédant son procès, Tejero mettra nommément en cause le souverain et son épouse, la reine Sophie. Celle-ci aurait même imploré le général Armada : « Alfonso, toi seul peux encore nous sauver de la catastrophe ! »

Quoi qu’il en soit, l’homme de confiance du roi est entré dans la conjuration, baptisée “Operación Duque de Ahumada” en l’honneur du fondateur de la Guardia civil. Mais ses buts sont différents de ceux du général Milans del Bosch et du lieutenant-colonel Tejero. Ceux-ci veulent revenir au régime franquiste. Le général Armada, lui, se voit en nouveau de Gaulle, associant tous les partis à son oeuvre de reconstruction nationale. Un malentendu qui, pour les conjurés, aura les plus graves conséquences.

En fin de journée du 23 février, ayant muselé les Cortes et mis de côté les hommes – Suárez, Carrillo, González, Guerra – dont on peut imaginer qu’il leur réserve un sort particulier, Tejero attend la suite des événements. Elle ne tarde pas. A Valence, le général Milans del Bosch, averti par téléphone que “la mission est accomplie”, fait sortir ses chars. Puis il lance une proclamation en onze points, détaillant ses objectifs politiques. Le commandant de la 3e région militaire voudrait rejouer le scénario de juillet 1936, quand l’insurrection nationaliste, partie du Maroc, s’était étendue un peu partout sur le territoire espagnol.

Mais à Madrid, la révolte ne mobilise qu’une centaine d’hommes et treize chars de la division Brunete qui prennent position à l’aube autour des Cortes, car le général Torres Rojas n’a pas réussi à remplacer le général Juste à la tête de cette unité réputée. Faisant irruption à la Chambre des députés, le général Armada y énumère, devant un Tejero médusé, les noms des personnalités qu’il entend faire entrer dans son “gouvernement de concentration”. Y figurent même deux communistes, l’un comme ministre du Travail, l’autre comme ministre de l’Économie !

Tejero se rend le 24 février en libérant les députés

Au-delà de ce malentendu fondamental, les conjurés ont commis une autre erreur, concernant cette fois les réactions du roi. Toutes les lignes téléphoniques du Parlement étant utilisées en clair, le palais royal a été immédiatement informé de l’évolution des événements. Or, à supposer que ses intentions eussent été différentes à l’origine, le roi a pris rapidement sa décision : il restera le garant des institutions. Ce qu’il va affirmer sans ambiguïté, revêtu de son uniforme de capitaine général des armées, dans un discours télévisé très ferme, prononcé à une heure du matin.

Bien avant cette allocution, les chefs d’état-major loyalistes ont installé leur quartier général à l’hôtel Palace, proche du Parlement, afin d’y préparer leur contre-offensive, baptisée “Operación Diana”. Tejero s’est entendu proposer une reddition honorable, avec la promesse de pouvoir se réfugier à l’étranger avec sa famille. Puis, vingt minutes après le discours du roi, le général Milans del Bosch est arrêté à Valence. Le lieutenant-colonel Tejero se rend le 24 février, à midi et demi, en libérant les députés qu’il retenait prisonniers.

Le procès des conjurés s’ouvrit, un an après leur coup, le 19 février 1982, dans un bâtiment appartenant au service géographique de l’armée, à 10 kilomètres de Madrid. Dans le box des accusés, trente et une personnes, dont les généraux Armada et Milans del Bosch et le lieutenant-colonel Tejero. Auparavant avait été renouvelé l’état-major des armées. Non pas pour y placer des fidèles un peu tièdes, mais au contraire des hommes à poigne, ayant fait leurs preuves sous le régime franquiste. Une manière de rassurer, avant d’ouvrir un procès à haut risque, la “grande muette” espagnole, à l’occasion pas si muette que cela.

Les généraux Armada et Milans del Bosch furent condamnés à trente ans de prison, le lieutenant-colonel Tejero également. Le général Armada fut gracié en décembre 1988 pour raison de santé. Le général Milans del Bosch fut libéré en 1996 et mourut l’année suivante. Le lieutenant-colonel Tejero, bénéficiaire d’un régime ouvert en 1993 et de la liberté conditionnelle en 1996, repartit pour Málaga où il allait se consacrer à la peinture.

Claude Jacquemart

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