Bolivie

En Bolivie, les Indiens oubliés de Tinguipaya veulent se faire entendre

LE MONDE | 05.12.09 |
Tinguipaya et Potosi (Bolivie) Envoyé spécial

Ils étaient venus en famille, avec femmes, enfants et vieillards. Ils avançaient précédés d’une dizaine de musiciens en tenue d’apparat, avec leur couvre-chef en cuir qui évoque les casques des conquistadores espagnols. Deux d’entre eux soufflaient dans leur pututu, un très long instrument se terminant par une corne de boeuf, qui produit un son grave. Les autres avaient préféré la flûte, la tarka ou le pinquillo, plus malléables et mélodieux. Ils dansaient et tournaient en cercle, tout en avançant. Le cortège avait traversé le marché populaire de Potosi, surprenant touristes et flâneurs du dimanche.

Quelques jours avant les élections présidentielle et législatives du 6 décembre, c’est ainsi que les Indiens des ayllus (communautés andines) de Tinguipaya avaient tenu à manifester à Potosi, chef- lieu du département bolivien du même nom. Et ce, pour soutenir la candidature au Sénat de l’un des leurs, Armando Iporre, sur les listes de l’Alliance sociale (centre gauche), mais aussi pour rappeler leurs difficiles conditions de vie.

Car le contraste entre la ville coloniale et baroque de Potosi et la municipalité rurale de Tinguipaya, toute proche, est saisissant. Dans cette dernière, même les jeunes sont habillés à la manière traditionnelle : bonnet andin recouvert d’un haut chapeau blanc avec bandeau noir, un gilet bariolé attaché avec des épingles à linge, un pantalon noir. Daniel Vera, président du "comité civique " du village, situé à 3 400 mètres d’altitude, nous amène au bord du fleuve, le Rio Grande. A cette époque de l’année, la "grande" rivière est réduite à un filet d’eau, mais les pierres qui jonchent le sol montrent qu’elle peut être une menace. Faute de barrage, Tinguipaya souffre de l’absence ou de l’excès d’eau.

Sur la minuscule place centrale du village, les fruits et légumes en vente proviennent de Potosi, car la production locale se limite à la saison des pluies. Le vieux Daniel Vera est très remonté contre le président bolivien Evo Morales, pourtant le premier président indigène du pays. "Nous n’avons pas de vétérinaire, nous avons de l’eau potable deux heures par jour, un téléphone à la merci des fréquentes coupures de courant, une quinzaine d’ordinateurs mais pas d’Internet ni de réseau satellitaire, des chemins épouvantables : le gouvernement ne répond pas à nos besoins élémentaires, mais il construit ici un palais des sports !", s’indigne-t-il.

Pedro Taboada, à la fois adjoint au maire et autorité traditionnelle de son ayllu, explique la mésentente entre Tinguipaya et le gouvernement Morales : "Nous voulons conserver nos us et coutumes, mettre en valeur notre tradition indigène et notre territoire, tandis que le gouvernement prône la syndicalisation des paysans et méconnaît nos autorités." Chaque ayllu élit une diarchie formée par le Curaca (première autorité) et le Segunda (seconde autorité), sur la base d’une rotation annuelle.

La municipalité de Tinguipaya comprend huit ayllus, éparpillées sur une surface de 1 453 km2, mal relayées par des chemins tortueux creusés dans la zone volcanique et aride de la cordillère des Andes. Ces huit communautés regroupent 35 000 habitants parlant le quechua, mais on les voit à peine tant leurs terres sont dispersées. De plus, les hommes sont obligés d’aller chercher du travail en ville, laissant les femmes s’occuper des enfants et des lamas et brebis.

A deux heures de Tinguipaya, l’ayllu Khana est encore plus misérable. L’un des responsables, Eloy Mamani, montre l’école, qui accueille 180 enfants, dont 70 internes. Les grosses pierres charriées par le torrent qui se déverse de la montagne pendant les pluies pourraient enfoncer l’établissement. Chaque ayllu aurait besoin d’un barrage. "Les plantations se limitent à la période qui va de décembre à mars", affirme Juan Suyo, éleveur et cultivateur. Une partie des pommes de terre et des grains est vendue à Potosi, l’essentiel est destiné à l’autoconsommation. Il n’y a pas de lait, malgré quelques chèvres. On mange de la viande trois ou quatre fois par an, lors des fêtes.

"Tinguipaya et Tacobamba sont les deux municipalités avec les taux de mortalité infantile et féminine les plus élevés, explique Freddy Romero Alvarez, coordinateur d’un programme de coopération en matière de santé financé par l’Union européenne. La malnutrition et la mauvaise infrastructure routière, qui rend les secours difficiles, y sont pour beaucoup."

Le conflit entre les ayllus de Tinguipaya et des syndicalistes a débouché, le 12 août, sur un affrontement. Julian Mamani, 43 ans, autorité locale, a été tué à coups de pierres. Un témoin, le jeune Ciriaco Copa, raconte : "Nous nous rendions à une réunion publique sur l’autonomie des terres indigènes lorsque nous avons trouvé la route barrée. Les pierres pleuvaient, les agresseurs étaient dix fois plus nombreux."

Les responsables de l’embuscade, des dirigeants syndicaux identifiés, n’ont pas été poursuivis. "Les ayllus ne sont ni de gauche ni de droite, nous refusons l’embrigadement", affirme Daniel Vera.

Paulo A. Paranagua

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