La langue des autres

LE MONDE | 28.02.08 | 13h53 • Mis à jour le 28.02.08 | 13h53

Au début de son essai sur La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne (Seuil, 1994), Umberto Eco souligne que la diversité des langues, symbolisée par l’effondrement de la tour de Babel, n’a pas toujours été perçue comme une malédiction. Certes, la Bible rappelle, au livre de la Genèse, chapitre 11, que Dieu a privé les hommes de leur langue commune pour les punir de leur orgueil. Mais au chapitre 10 du même livre, la pluralité des langues est présentée comme un fait sans signification particulière. "Voilà une faille dans le mythe de Babel, commente l’auteur. Si les langues ne se sont pas différenciées à la suite du châtiment, mais selon une tendance naturelle, pourquoi interpréter la confusion comme un malheur ?"

La même ambiguïté affecte, selon lui, le mythe de la Pentecôte. En recevant le don des langues, les apôtres ont-ils acquis la faculté de parler la langue d’avant la tour de Babel ou celle de s’exprimer dans toutes les langues du monde, par le moyen d’un "service mystique de traduction simultanée" ? Dans un cas, le multilinguisme apparaît, une fois de plus, comme une épreuve ; dans l’autre, il est plutôt une chance. Cette contradiction est au coeur du projet européen. "Est-il possible, demande Eco, de concilier la nécessité d’une langue véhiculaire unique avec celle de la défense des traditions linguistiques ?"

La langue véhiculaire de l’Union européenne est, de plus en plus, l’anglais. Selon Juhani Lönnroth, directeur général de la traduction à la Commission, près de la moitié (47 %) des documents traduits par ses services était, en 1992, écrits originellement en français contre 35 % en anglais et 6 % en allemand. En 2007, 72 % étaient écrits en anglais, 12 % en français et 3 % en allemand. Ces trois langues restent les langues de travail des institutions européennes, mais la chute du français est spectaculaire, la faiblesse de l’allemand persistante et la montée de l’anglais incontestable.

Comment résister à cette évolution qui assure à la langue anglaise un quasi-monopole dans les échanges intra-européens alors que le nombre des langues officielles de l’Union - vingt-trois aujourd’hui - ne cesse d’augmenter ? "Négliger une langue, affirme l’écrivain Amin Maalouf, dans un rapport remis récemment à la Commission, c’est prendre le risque d’une désaffection de ses locuteurs à l’égard de l’idée européenne." Tout porte à croire, ajoute-t-il, que, du point de vue professionnel, "la langue anglaise sera, à l’avenir, de plus en plus nécessaire mais de moins en moins suffisante".

Pour favoriser le multilinguisme, les Vingt-Sept recommandent l’apprentissage de deux langues étrangères dès le plus jeune âge. Selon une enquête d’Eurobaromètre, 28 % des Européens se disent déjà capables de participer à une conversation dans deux langues autres que leur langue maternelle. L’une de ces langues est le plus souvent l’anglais, l’autre dépend en général de la situation géographique du pays. Amin Maalouf propose de systématiser cette démarche en incitant les Européens à apprendre, d’une part, une langue de communication internationale, de l’autre, ce qu’il appelle une "langue personnelle adoptive", considérée comme "une seconde langue maternelle".

Un tel plan permettrait à la fois d’améliorer la connaissance de l’anglais, devenue indispensable, et de renforcer à travers l’Union, selon les choix de chacun, "les relations bilatérales de langue à langue". On ne peut qu’approuver ce programme, tout en notant qu’il relève pour l’essentiel de la responsabilité des Etats. La France est de ceux qui ont pris le plus de retard. La pratique de l’anglais reste insuffisante, y compris à l’université, et l’apprentissage des autres langues recule. Il est temps de passer des déclarations aux actes.

Courriel : ferenczi@lemonde.fr

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