L’Espagne n’a plus la "movida"

Eric Le Boucher; LE MONDE | 23.02.08 |

Il y a à peine un mois, José Luis Zapatero, premier ministre espagnol, socialiste, en campagne pour des élections législatives le 9 mars, promettait à ses compatriotes de "rattraper" la France, avant la fin de la prochaine législature, en richesse par habitant. L’Espagne sixième deviendrait plus riche que la France cinquième (derrière l’Irlande, la Suède, le Royaume-Uni et l’Allemagne) ? Sur son rythme (3,7 % de croissance par an depuis dix ans, supérieur à celui des Etats-Unis !), le pari ne paraît pas impossible.

Aujourd’hui, un mois plus tard, José Luis Zapatero ne fanfaronne plus. Il est menacé par son rival de droite du Parti populaire, Mariano Rajoy. Et s’il l’est, c’est pour des motifs économiques. L’Espagne, modèle de réussite depuis vingt-cinq ans, s’interroge.

La confiance des électeurs-consommateurs est tombée au plus bas depuis la récession de 1992-1993. Le boom immobilier qui a tiré la croissance depuis presque dix ans semble bel et bien fini. Les prix réels des logements qui ont doublé depuis 1998 sont partis à la baisse, entraînant tout le secteur vers la dépression. L’inflation, pourtant, reste forte, et plus forte qu’ailleurs en Europe : 4 %. Le chômage, qui paraissait enfin vaincu grâce à des lois de flexibilité du marché du travail, menace de regrossir.

Le gouvernement sur la défensive plaide que c’est la conjoncture mondiale qui recule et que sa politique n’y est pour rien. Peine perdue : les Espagnols savent que la belle mécanique des années du rattrapage est, sinon cassée, du moins abîmée. Pourquoi ? L’Espagne a eu quatre moteurs, les quatre s’épuisent, résument les économistes de Natixis. L’apport des aides européennes, d’abord. Le royaume a été le plus grand bénéficiaire des fonds structurels (régionaux), des fonds de cohésion (sociaux) et des fonds agricoles. L’apport a atteint le pic de 1,7 % du produit intérieur brut (PIB) entre 1994 et 1999. Sur la période 2007-2013, l’Espagne recevra encore 31 milliards d’euros, mais cela ne représente plus que 0,4 % de son PIB. Ce premier moteur s’éteint.
Le deuxième a été la sous-traitance automobile. Tous les constructeurs ont délocalisé outre-Pyrénées, où les salaires ouvriers étaient 30 % inférieurs à ceux de la France. Quelque 300 000 emplois ont été créés dans cette industrie. Mais, depuis 2000, Volkswagen, Renault, Daimler, Ford vont en Europe de l’Est, au Maroc ou plus loin. Troisième dynamique : le tourisme. Le soleil attire les Européens du Nord et le secteur crée plus de 8 millions d’emplois.

Dernier moteur, vrombissant depuis 1998 : l’immobilier. L’élévation du niveau de vie, le tourisme et l’immigration (700 000 arrivées par an depuis 2000) font pousser les maisons comme des champignons. L’entrée dans l’euro fait profiter les Espagnols de taux d’intérêt faibles, les banques aussi.

En Espagne, la politique se joue au centre, dans la "troisième voie" blairiste. Priorité à la croissance et à l’emploi, déréglementations, promotion de la concurrence : les deux partis politiques (Parti populaire et Parti socialiste) alternent au pouvoir mais suivent grosso modo la même ligne. Côté budgétaire, l’Espagne en rattrapage est logiquement déficitaire, mais l’entrée dans l’euro la force à la rigueur. Puis, après, les gouvernements riches des fruits de la forte croissance prolongent l’assainissement : l’an passé le budget a été en excédent de 1,9 % du PIB, faisant de l’Espagne un modèle pour Bruxelles et Francfort. La dette a fondu de 65 % du PIB en 1995 à 43 %.

Zapatero-Rajoy ? Le débat porte sur les personnes plus que sur les programmes, qui se ressemblent à nouveau. Le but commun est de pallier la chute probable de la consommation consécutive au ralentissement immobilier. Côté Parti socialiste (PSOE) : aide aux familles (chèque bébé de 2 500 euros pour les jolies mamans), relèvement du salaire minimum de 600 à 800 euros, hausse des petites retraites et 400 euros de défiscalisation pour tout le monde. Réforme fiscale pour le Parti populaire, qui réduira les barèmes à trois tranches dont le taux maximum sera ramené à 40 %, défiscalisation de 1 000 euros pour les femmes salariées, baisse de l’impôt sur les sociétés. PP ou PSOE : le public visé est féminin et le budget va plonger dans le rouge pour deux ans, au moins.

Le trouble vient de l’économie, mais l’élection se jouera sans doute sur d’autres sujets : l’ETA, l’insécurité, l’immigration... Mais, quoi qu’il arrive, l’Espagne tourne la page du rattrapage "facile". Ayant maintenant hissé son niveau de vie parmi les meilleurs d’Europe, elle doit se trouver une autre spécialisation que celle de la sous-traitance et du beau soleil.
Moins d’inflation qui ruine la compétitivité et creuse un déficit commercial abyssal (le deuxième plus important au monde après celui des Etats-Unis), plus de productivité, plus de productions de haut de gamme, plus de technologies, le changement à faire est connu. Les réformes aussi : le plan "Ingenio 2010" a été engagé pour relever le taux de recherche-développement actuellement déficient. Les universités font aussi l’objet d’un projet ambitieux. Mais toutes ces réformes sont encore hésitantes, les conservatismes se multiplient. Comme si l’Espagne plus riche, plus vieille aussi, avait moins envie de la "movida".

Eric Le Boucher
Article paru dans l’édition du 24.02.08

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