La démocratie malade de son triomphe

(actualisé le )

Deux penseurs d’horizons différents, l’Américain Fredric Jameson et le Français Marcel Gauchet, concluent tous deux au désenchantement et à l’épuisement du modèle démocratique.

Jean-François Gautier, le 25-01-2008

Les diagnostics des désenchantés concordent. En voici deux qui viennent de la gauche extrême, et dont les réflexions se croisent. Le premier, Fredric Jameson, appartient à la catégorie très particulière des néomarxistes américains : dans un pays qui n’a jamais connu de parti communiste institutionnel, ce terme désigne des intellectuels dont les travaux mêlent littérature, économie et sociologie (Cultural Studies), avec une pointe d’hommage à ce qu’on nomme là-bas French Theory, à savoir le Collège de France d’il y a trente ans (Michel Foucault et Roland Barthes) rehaussé d’emprunts à Deleuze et à Sartre.

Jameson a 73 ans. Il n’a pas pris sa retraite et enseigne la théorie critique à l’université de Duke (Caroline du Nord). La récente traduction de ses Archéologies du futur, ouvrage paru aux États-Unis en 2005, est la meilleure des introductions en français à ses écrits. Il constate que, depuis la fin de la guerre froide (Berlin, 1989), il n’existe plus de représentation d’une alternative au capitalisme financier de son pays. Dès lors, un paysage mercantile et cauchemardesque s’installe, un monde plein, total, sans bords, dans lequel la pacotille et le kitsch se généralisent et stérilisent toute « puissance d’agir ».

Si toute alternative politique ou pratique a disparu – symptôme, selon Jameson, de la véritable « révolution culturelle postmoderne » –, comment ne pas désespérer ? Pour Jameson, la seule manière de rompre avec un monde-sangsue devenu insupportable, et de retrouver une altérité, c’est de cultiver l’utopie. Par ce biais, selon lui, émergeront le désir partagé de se débarrasser d’un carcan invivable, et les idées pro­pres à en finir avec lui.

Même bilan chez un autre analyste de la modernité, français celui-là, enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales et cofondateur de la revue le Débat. Marcel Gauchet, Nor­mand de naissance, agitateur à Caen et boîte aux lettres du gauchisme soixante-huitard, est re­venu des utopies de sa jeunesse. Dans le Dé­senchantement du monde (1985), notion reprise du sociologue allemand Max Weber, il avait constaté la disparition progressive de tout horizon dépassant le quotidien, tant du point de vue religieux que politique.

Dans une longue étude consacrée à l’Avènement de la démocratie, dont deux volumes viennent de paraître, il montre combien ce qui a fondé les démocraties mo­dernes (l’État, garantie des libertés) se retourne contre elles : l’État et la collectivité sont devenus des monstres honnis, au nom de la singularité et de l’autonomie des individus, elles-mêmes pourtant assurées par l’État.
Gauchet décrit comme « l’immense dilemme du premier XXe siècle » cette balance entre, d’une part, l’émergence d’un sujet juridique sans partage, revendiquant sa différence propre, et, d’autre part, le droit de l’État sans lequel il n’existe plus de nation, ni de forme politique stable offerte à cette nation. Les totalitarismes modernes ont exacerbé le second terme de l’alternative, la suprématie du collectif ; ils ont fondu au soleil de l’Un et exaspéré les valorisations de la différence singulière et de la souveraineté de l’individu, elles-mêmes devenues la norme. Mais cette norme doit bien être cautionnée quelque part. Et par quoi le serait-elle, sinon par l’État ?

Ainsi sont apparues des démocraties considérées comme modèle unique, incontestées quand elles existent, revendiquées quand elles sont absentes, mais auxquelles il est demandé d’avaliser leur exact contraire : la perte de toute efficacité pratique, aux fins de laisser ouvertes les expressions de la liberté individuelle. Les démocraties n’ont plus d’ennemi, ni interne, ni externe, et il est inimaginable de conspirer contre elles. Comme l’avait de longue date noté le situationniste Guy Debord, on ne peut plus se révolter contre le système dominant, seulement en sa faveur.

Pratiquement, la situation est intenable. « L’affaiblissement des démocraties marche au même pas que leur approfondissement », constate Gauchet. Devenues un horizon indépassable, elles s’effondrent face au marché souverain de la finance qui lamine les indépendances collectives, et rabote les illusions de libertés individuelles. Julien Freund, qui fut l’un des maîtres majeurs de la pensée politique dans la seconde moitié du XXe siècle, avait annoncé voilà vingt ans que la fin du communisme ouvrirait sans frein les portes de la finance internationale, et donc sa domination. Voilà qui est fait. Mais que lui opposer ? « Si loin que nous nous efforcions de porter le regard, écrit Gauchet, nous nous découvrons bel et bien prisonniers en pensée de ce qui s’impose à nous sous la figure d’une fin. »

Est-ce si sûr ? L’idée d’une “fin de l’Histoire” a été développée en 1992 par l’essayiste nippo-américain Francis Fukuyama, dans un grand scandale pour les bons esprits qui y lisaient une thèse néomarxiste. Ce n’était que la description pertinente d’un état social et mental actuel, bien évidemment transitoire : tant qu’il y aura des hommes, ils fabriqueront leur aventure. Le diagnostic de Gauchet est nonobstant justifié : même transitoirement, l’horizon a disparu ; il n’y a plus de figures de l’avenir disponibles pour les imaginations. Il ne reste qu’un monde vétuste et sans joie.

Sans doute est-il possible d’enrichir son constat. Dans la Fin de la Renaissance (1980), Julien Freund avait fait remonter plus haut les sources de notre moment présent de l’histoire européenne, et montré le basculement opéré à la Renaissance : l’égalité eschatologique des âmes, assurée par la ré­demption à venir, s’était muée en projet de conquête de l’égalité juridique des individus, ici et maintenant, conquête à la­quelle de nouveaux moyens de transport, maritimes et ter­restres, avaient donné des horizons nouveaux, vers des terres alors inconnues. Mais la planète est ronde, et l’objectif a été réalisé. Dès lors, que faire ?

Marcel Gauchet ne parie pas, comme Jameson, sur quelque nouvelle utopie du sens de l’Histoire (les désastres des communismes ont vacciné les plus lucides) ; il appelle de ses vœux une manière nouvelle d’habiter le présent et de le fabriquer, dont il pense qu’elle s’épanouira à l’abri des erreurs du XXe siècle puisque les idées démocratiques ont partout absorbé celles de leurs adversaires. « À nous supposer retombés sous l’oppression, assure-t-il, nous n’aurions que cet idéal pour guider notre libération. » L’avenir se construira donc, selon lui, au-dedans de la démocratie, quoi qu’il en soit des contradictions qui l’assaillent.

Est-ce certain ? Pour reprendre une catégorie essentielle du politique, développée par Carl Schmitt et par Julien Freund, les États modernes ont deux ennemis. Le premier les désigne comme tels. Il s’agit du terrorisme. Mais la difficulté pratique avec les groupes terroristes c’est que, contrairement aux ennemis classiques, ils n’ont ni terre ni État. Dès lors, à qui s’en prendre, et comment ? S’ils ne disposent pas de tactiques capables de répondre à ce défi, les États modernes disparaîtront. Et la fermeté pour la fermeté, telle que le commandement américain la développe en Irak, a montré ses limites : sans ennemi clairement cerné, il n’y a pas de victoire possible sur lui ni, surtout, de paix à construire avec lui. La menace, latente, souligne l’impuissance des États à se déterminer.

Le second ennemi, lui aussi sans terre ni État, n’est pas partout désigné. Il est pourtant connu de longue date. Philippe IV le Bel l’avait en son temps identifié et avait résolu, contre le Temple et les banquiers lombards, le problème posé : un État qui ne contrôle pas sa monnaie a déjà perdu son indépendance. En d’autres termes, il n’y a pas de pouvoir faible ; il y a toujours du pouvoir quelque part, c’est-à-dire une faculté laissée à une institution, ou à des institutions, de décider en dernier ressort, quelle qu’en soit la modalité.

Autant dire qu’une institution de pouvoir affaiblie, comme Marcel Gau­chet l’analyse dans les démocraties modernes, ne résulte pas seulement d’un dilemme interne. Elle est aussi le signe qu’un pouvoir effectif a été transféré ailleurs, sous d’autres formes. Les États européens ne contrôlent pas l’indépendance de leur monnaie. Quand le patron d’Airbus dit qu’il perd de l’argent à fabriquer des avions, à cause de questions de change, il ne pose pas un problème de technique financière mais bel et bien un problème politique, le­quel ne peut être résolu que dans l’ordre politique, et selon une logique som­maire : qui décide, en dernier ressort ?

Voilà un défi offert aux dirigeants européens. Seront-ils capables de le relever dans le cadre des institutions européennes ? Il n’est pas certain que vingt-sept pays puissent répondre ensemble, d’une seule voix. Il est dès lors acquis que d’au­tres alliances plus serrées seront vitales.

La voie ouverte par de Gaulle et Adenauer, balisée par le traité de l’Élysée (1963), montrait un chemin : l’avenir politique européen passe par une armée franco-allemande, seul critère d’émergence d’une puissance européenne, laquelle serait alors capable d’imposer sa monnaie dans un concert planétaire en­fin rééquilibré. Cet horizon-là déploierait une opportunité interne de dépassement du désenchantement, mais donnerait aussi l’occasion à ses opposants – ou à ses ennemis – de s’exprimer : retour du politique par la politique. Henry Kissinger semble être le seul dirigeant américain à l’avoir compris et écrit.

Reste que ce qui lie des individus entre eux ne s’exprime pas d’abord par des idées, mais aussi et surtout par des symboles. L’Arabie Saoudite n’existe pas d’elle-même ; le ressort de son histoire tient pour l’essentiel dans quelques centimètres cubes de matière minérale : la pierre noire de la Kaba. Qu’est-ce qui vaut, aujourd’hui en Europe, comme signe indubitable d’une destinée commune ? Le terrorisme islamique rappelle à chaque attentat suicide que ce que vaut une vie s’inscrit dans ce qui la dépasse. Où se logent, en ce début de siècle, les ressorts de ce que Georges Dumézil, résumant des traditions indo-européennes millénaires, nommait la fonction souveraine, mixte de juridique et de religieux ? Le bavardage culturel à la mode a estompé cette fonction majeure, au point d’en biffer les traces. En a-t-il fait, pour autant, disparaître la nécessité ? C’est, en creux, la question posée par les essais qui viennent de paraître.

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