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Péremption préméditée

Genèse de la fatalité

Milieu des années 50, les États-Unis d’Amérique entrent dans leur âge d’or. L’industrie de masse, en plein essor, entrevoit les contours du marché planétaire unifié. Si le taylorisme a permis de maîtriser les processus de fabrication à la seconde près, les industriels et designers de l’époque comprennent qu’ils peuvent également contrôler la vie et surtout la mort des objets produits. Les constructeurs automobiles notamment réalisent que mettre sur le marché des voitures robustes et pérennes réduit fortement le taux de rééquipement des ménages.
Le rôle des designers industriels évolue. Il ne suffit plus de concevoir des objets innovants et attractifs, mais de garantir des revenus à long terme en augmentant le taux de remplacement du produit au moyen d’un ensemble de procédés techniques, commerciaux et psychologiques qui permettent de planifier précisément la mort du produit. L’obsolescence programmée est née.

“Défaut de conception” ou “conception du défaut” ?

Un demi-siècle plus tard, les mécanismes se sont complexifiés, mais le principe reste le même. Les téléphones mobiles ont une espérance de vie de 2 ans, les téléviseurs ne peuvent plus être réparés, les vêtements se démodent en quelques semaines. Et très peu de secteurs échappent à ce phénomène, car ce marketing du renouvellement permanent est tout aussi rentable pour les cafetières que pour les stars de la chanson. Les signes et les références culturelles se détériorent désormais au rythme croissant des flux médiatiques. Ainsi on ferait erreur en considérant que l’obsolescence programmée se résume à la conception de “défauts à retardements”. En effet le travail des designers ne se limite pas à l’obsolescence physique ou fonctionnelle mais s’étend désormais à la dévaluation de l’image du produit. Tel Saturne dévorant ses enfants, l’industrie oeuvre à la détérioration du désir qu’elle a elle-même engendré.

Ainsi les nouveaux produits, faute d’apporter des innovations flagrantes, supplantent leurs prédécesseurs en les “ringardisant”. Chaque nouvelle génération de téléphone mobile apporte son lot de gadgets à l’utilité douteuse mais qui donnent presque honte de posséder un appareil vieux de plus de 3 ans.

La méga-machine industrielle planétaire ne se contente pas de préparer la mort de sa progéniture. Autour du culte de l’innovation, elle façonne une insatisfaction permanente, entretien un besoin abstrait de nouveauté et justifie un mode de vie “jetable”.

Obsolescence et production de masse sont les deux faces d’une même pièce. Nuançons toutefois le tableau : le consommateur n’est pas une victime d’une quelconque conspiration. Si l’obsolescence est généralement imposée par des sociétés en situation d’oligopole, voire de monopole, il existe de nombreux cas où le consommateur est parfaitement informé de la durée de vie limitée de son achat. Après tout, qui se soucie d’acheter un sapin de Noël qui crèvera sur le trottoir dans les premiers jours de janvier ? Et pourquoi choisir des chaussures résistantes puisqu’elles seront invariablement et affreusement démodées l’année prochaine ?

Nuançons également le rôle des industriels. Ils ne font que se plier à la loi de Moore, une règle empirique qui prévoit que la puissance des microprocesseurs double tous les deux ans. En corollaire, le coût des infrastructures de production évolue de manière exponentielle, à un point tel que même des géants concurrents comme IBM et Siemens ont dû se regrouper pour arriver à suivre le mouvement. C’est donc toute l’industrie informatique et dans une moindre mesure les producteurs de biens technologiques avancent au rythme d’une technologie devenue autonome. Bien sûr certaines compagnies ont ignoré cette loi. Mais les seuls fabricants qui ont traversé le siècle dernier, sont ceux qui ont opéré une régression de leur qualité de production afin de s’assurer que les consommateurs mettent à jour régulièrement leur matériel. Ainsi l’obsolescence planifiée n’est ni un choix stratégique, ni un choix commercial : c’est le pilier tabou de l’industrie de masse.

Le développement durable de l’obsolescence ?

On le voit, l’obsolescence programmée est un phénomène ancien, sophistiqué et universel… jusqu’à ce que l’évidence d’une crise écologique émergeante bouscule la donne. Désormais l’industrie globale se lance désespérément dans un grand écart sémantique en promettant des produits plus propres et plus fiables alors que l’accélération de la course techno-commerciale les contraint à augmenter les cadences et réduire la longévité de leurs productions. Pourtant face à la détérioration des écosystèmes et l’épuisement des ressources naturelles, l’oxymore du “développement durable” ne cachera pas longtemps le fait que notre progrès technologique repose sur une montagne de déchets.
Car en incorporant des défauts dans leurs processus de fabrication, les industries du 20e siècle se sont inoculé leur propre venin. Le principe d’obsolescence s’est propagé à toutes les strates économiques et c’est finalement l’ensemble du modèle économique actuel qui semble périmé. Construite sur une obsolescence sciemment orchestrée, l’industrie moderne a programmé sa propre mort. Reste à savoir quelle pièce de la mécanique économique globale cassera en premier…

Article écrit en août 2007, paru dans la revue AREA de novembre 2007.
(Source: www.decroissance.info)