Un ancien général putschiste et "l’évêque rouge" se disputent les faveurs des Paraguayens

La décision de la Cour suprême du Paraguay d’annuler, mardi 30 octobre, la condamnation à dix ans de prison du général Lino Oviedo, accusé d’avoir tenté de renverser, en 1996, le président Juan Carlos Wasmosy (Parti Colorado), bouleverse l’échiquier politique. L’ancien commandant de l’armée, âgé de 64 ans, peut être candidat à l’élection présidentielle du 20 avril 2008.

Le général Oviedo est en fait en campagne depuis juillet, après avoir été remis en liberté pour "bonne conduite". Il devance dans les sondages Fernando Lugo, l’ancien évêque charismatique de la province de San Pedro, la plus pauvre du Paraguay. Partisan de la "théologie de la libération" et défenseur des paysans sans terre, M. Lugo, qui a renoncé à son ministère d’évêque, s’est transformé, à 58 ans, en un personnage très médiatique depuis qu’il brigue la présidence. Jusqu’à la libération de l’ex-général putschiste, "l’évêque rouge" était donné favori, inquiétant l’establishment.

"C’est une stratégie machiavélique du président Nicanor Duarte pour diviser l’opposition", assure M. Lugo. Vêtu d’un jean et d’un blouson, cet homme grand et jovial a conservé l’allure d’un prêtre. Parcourant les ruelles de La Chacarita, un quartier pauvre d’Asuncion, il salue hommes, femmes et enfants qui, intimidés, lui donnent du "Monseigneur". Les jeunes qui l’accompagnent arborent des tee-shirts à l’effigie de Che Guevara. "Nous en avons assez des militaires, Oviedo est un fasciste", lance Graciela Araujo sur le pas de sa porte.

Dans le quartier résidentiel de Villa Morra, Lino Oviedo reçoit, souriant, dans un bunker installé à côté de sa vaste maison blanche. "Le cancer du Paraguay est la corruption et l’impunité", confie-t-il. "Je suis le seul à avoir été en prison au Paraguay et la justice n’a jamais rien pu prouver contre moi", répond-il quand on évoque les rumeurs qui le lient au trafic de drogue. Le général Oviedo affirme n’avoir aucune idéologie, juste une devise : "Vouloir est pouvoir." "Je gouvernerai le Paraguay", ajoute-t-il.
Les Paraguayens l’ont affublé de différents surnoms : "Caligula", "le Loup" ou "le Bonzaï", à cause de sa petite taille. Il est populaire depuis qu’il a renversé, en 1989, le général Alfredo Stroessner (Parti Colorado), qui était au pouvoir depuis 1954. "Un pistolet et une grenade dans chaque main, c’est moi qui ai arrêté le dictateur dans son bureau", raconte-t-il fièrement.

Le duel entre "l’évêque rouge" et l’ex-général putschiste semble sorti d’un album de Tintin. Mais il bouleverse la vie politique du Paraguay, gouverné depuis soixante ans par le parti Colorado, aussi bien durant la féroce dictature du général Stroessner que sous les gouvernements dits de "transition démocratique", grâce au clientélisme. Proche des forces armées, de l’Eglise catholique et des principaux groupes économiques, il est perçu comme corrompu et soupçonné d’être lié au trafic d’armes et de drogue.

Peu influent en Amérique latine, pauvre et peuplé de six millions d’habitants, le Paraguay n’en est pas moins un enjeu stratégique. Coincé entre le Brésil, l’Argentine et la Bolivie, il abrite d’importantes mafias. Ciudad del Este, la deuxième ville du pays, à la "triple frontière" (entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay), est un carrefour de la contrebande, soupçonnée d’être un refuge de terroristes. MM. Lugo et Oviedo ont fait de la lutte contre la corruption leur cheval de bataille.
Sur plusieurs places d’Asuncion, des centaines de familles de paysans sans terre campent depuis des mois sous des tentes faites de sacs-poubelle. Ils réclament des terres, l’eau, l’électricité, la santé et l’éducation, alors que les paysans pauvres représentent 50 % de la population. "98 % des terres appartiennent à des oligarques ou à des multinationales", précise le sociologue Tomas Palau. Il dénonce l’avance incontrôlée de la monoculture du soja qui oblige "15 000 familles rurales à émigrer chaque année vers les villes et à vivre dans l’indigence".
"Lugo et Oviedo ont le même électorat potentiel, les paysans pauvres, et des atouts communs : ils parlent guarani, alors que beaucoup d’hommes politiques ne parlent que l’espagnol, et ils promettent une réforme agraire", souligne Cristina Vila, avocate d’une organisation non gouvernementale qui travaille dans des zones rurales. Le discours populiste du général attire également les petits fonctionnaires et les sous-officiers, tandis que beaucoup de jeunes préfèrent l’ancien évêque, ajoute-t-elle.

"Même s’il se présente sous l’étiquette de la démocratie chrétienne et a fait une alliance avec le Parti libéral pour gagner des voix, Lugo est un homme de gauche qui fait peur aux hommes d’affaires", estime Aldo Zuccolillo, le directeur d’ABC Color, le principal quotidien du Paraguay.
Ce prestigieux journaliste décrit le général Oviedo comme l’homme du moment : "Les Paraguayens veulent un dirigeant fort qui mette de l’ordre dans un pays sans loi." M. Zuccolillo ne se fait pas d’illusions : "Oviedo n’est pas un démocrate, c’est un militaire. C’est un transfuge du Parti Colorado, pas un saint. Mais il est sensé et très travailleur."
Les adversaires de Fernando Lugo l’accusent d’avoir le soutien de Caracas. "L’évêque rouge" dément et prend ses distances à l’égard du président vénézuélien, Hugo Chavez. "Nous sommes très différents, il est un militaire, je suis un religieux, dit-il. Chaque pays a son processus, nous n’allons pas copier la recette de Chavez, ni de personne." Le général Oviedo ne se réclame pas non plus du modèle du lieutenant-colonel Chavez. Pour lui, "Chavez est un dictateur".

Christine Legrand
Article paru dans l’édition du 03.11.07

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