Es noticia / Sociedad

Tempête sur la mémoire espagnole

(actualisé le )

À cinq mois des législatives, le gouvernement socialiste veut faire voter une loi dite de “récupération de la mémoire historique”. Un texte sensible.

Louise Castello à Madrid, le 26-10-2007

Dès son arrivée au pouvoir en mars 2004, le premier ministre socialiste José Luis Rodríguez Zapatero avait promis de « réparer la mémoire des victimes du franquisme ». Ce sujet lui tenait à cœur en tant que petit-fils d’un militaire républicain, le capitaine Lozano, fusillé en 1936 par des partisans du général Franco.

Il aura attendu la fin de son mandat pour tenir sa promesse. À cinq mois des législatives, malgré la tempête politique qu’elle a soulevée, la loi sur la “récupération de la mémoire historique” devrait être votée au Parlement le 30 octobre pour entrer en vigueur à la fin novembre. Son accouchement se fait dans la douleur et dans les polémiques, malgré les presque soixante-dix ans écoulés depuis la fin de la guerre civile (1936-1939).

Considérée comme l’un des grands chantiers de la législature Zapatero, cette loi veut condamner le franquisme et honorer ses victimes. Trente ans après le retour à la démocratie, la guerre civile et les quatre décennies du régime franquiste représentent encore un sujet très sensible. Les blessures de ce passé sont loin d’être cicatrisées, notamment dans le camp des petits-fils des “vaincus” de 1939. Ils demandent une réparation morale et financière pour leurs aïeuls. À droite au contraire, au sein du Parti populaire (PP) né sur les cendres du franquisme, on accuse Zapatero de mettre en péril l’esprit de la transition démocratique permise à la mort de Franco (1975).

Avec l’approbation de cette loi, tout le passé de la guerre civile espagnole revient à la surface. C’est la première fois qu’un tabou national est brisé, à travers les questions qui agitent l’opinion. Que faire de l’héritage franquiste ? Faut-il le laisser en l’état ou au contraire légiférer pour cicatriser définitivement une plaie pas encore suturée ?

« L’Espagne a vécu une transition démocratique amnésique », estime Jesus de Andreu, professeur de sciences politiques à l’université à distance Uned. Au moment de bâtir la démocratie, les dirigeants ont cru que, pour y parvenir, il fallait pardonner les fautes du passé, bannir toute chasse aux sorcières et ne pas exiger de responsabilités. « Les partis de gauche ont demandé à leurs militants d’être généreux et d’éviter les règlements de comptes. C’était politiquement louable. Mais les familles ont payé le prix de cette transition en douceur », soutient Emilio Silva, président de l’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH), ayant pour but l’ouverture des fosses communes.

L’oubli fut aux yeux des Espagnols la condition nécessaire pour la réussite d’une démocratie fragile, alors qu’en 1981 encore, un lieutenant-colonel tentait de provoquer un putsch en prenant d’assaut le Parlement, coup d’État avorté de justesse grâce à l’intervention du roi Juan Carlos Ier.

La loi sur la mémoire historique rompt ce “pacte du silence” passé à la fin du franquisme entre les opposants et les héritiers de Franco. Cette catharsis collective avait discrètement commencé sous le gouvernement libéral de José Maria Aznar. En novembre 2002, le jour de l’anniversaire du décès de Franco, le gouvernement de droite avait fait voter une motion condamnant le soulèvement militaire du 18 juillet 1936. Mais l’Espagne en était restée là. L’arrivée au pouvoir de Zapatero a réveillé l’espoir chez les descendants des vaincus.

Ne disposant que d’une majorité simple, les socialistes ont alors dû trouver des renforts aux Cortes (la Chambre basse) pour mener à bien cette réforme. D’emblée, la droite avait rejeté une proposition de loi visant, selon eux, « à faire réapparaître les fantômes du passé », « à chercher l’affrontement entre les Espagnols ».

Pour passer, Zapatero est allé chercher l’appui de petites formations : les communistes, les nationalistes basques, les Catalans, les Galiciens… Lesquelles n’ont alors cessé de mettre en avant des exigences que les socialistes rechignaient à accepter. Le texte, né au terme de trois ans de tractations entre les différents groupes parlementaires, ne fait pas encore l’unanimité. Il est jugé « trop fade et pas assez ambitieux » par certains, « inutile et vindicatif » par les autres. La loi est d’une portée plus symbolique que réelle : elle évoque une reconnaissance morale pour les victimes du franquisme. À l’issue de la guerre civile, 60 000 franquistes tués (dont beaucoup de religieux) avaient été inhumés avec tous les honneurs. Ce ne fut pas le cas de tous les “vaincus” (150 000 morts de 1936 à 1945). Près de 270 000 opposants furent incarcérés, 400 000 durent s’exiler dont 160 000 ne revinrent jamais en Espagne. La loi socialiste prévoit que cette reconnaissance passera par la condamnation du franquisme, considéré comme un « régime totalitaire, contraire à la liberté et à la dignité de tous les citoyens ».

Dans les faits, la loi va obliger l’État, les régions et les communes à retirer de l’espace public les symboles et les monuments qui font allusion au franquisme. L’État pourra décider de supprimer ses subventions aux entités privées qui refusent de se plier à la loi. L’Église espagnole est visée. De nombreux bâtiments religieux sont encore frappés d’inscriptions jugées litigieuses, comme “Tombés pour la patrie et Dieu”.

Il y a deux ans déjà, Zapatero avait fait retirer du centre de Madrid la dernière statue du général Franco dans la capitale. L’opération s’était déroulée en pleine nuit pour éviter les manifestations de colère des opposants. Avec le temps, les références au franquisme ont progressivement disparu du paysage urbain, mais de nombreuses villes ont gardé leur “avenue du Généralissime”, des écussons à la gloire de la Phalange espagnole, voire leur statue de Franco, comme à Santander (Cantabrie) où un Caudillo à cheval trône en plein centre.

Le texte officialise aussi un soutien (moral et financier) aux associations qui localisent des fosses communes et offrent des sépultures dignes aux républicains fusillés durant et après la guerre civile. Jusqu’à présent, les recherches des corps et leur identification étaient à la seule charge des associations. L’ARMH, une des principales, affirme avoir déjà exhumé plus d’un millier de restes identifiés par leurs descendants et que des dizaines de charniers sont répartis dans toute l’Espagne. En Andalousie, 460 fosses auraient été identifiées (35 000 corps).

Deux sujets concentrent la polémique. D’abord les sentences judiciaires rendues sous le régime franquiste. Les socialistes ont accepté de les déclarer “illégitimes” ainsi que les tribunaux de l’époque. Ils se refusent pourtant à les annuler rétroactivement, comme le demandaient les communistes et les indépendantistes basques, pour ne pas ouvrir d’innombrables procès. Chaque annulation sera étudiée au cas par cas et fait déjà l’objet d’une vive polémique.

Autre sujet de friction : le sort du Valle de los Caídos, sépulture grandiose à cinquante kilomètres à l’ouest de Madrid, où se trouve le mausolée de Franco. José Luis Zapatero a prévu d’y interdire « tout hommage ou manifestation de culte » franquiste, comme c’est souvent le cas, notamment le 20 novembre, date anniversaire de la mort du Caudillo.

La gauche en voulait plus. Elle souhaitait que soit aménagé sur place un musée sur le “régime franquiste” et que les générations futures sachent que ce mausolée fut bâti par 12 000 républicains condamnés aux travaux forcés. Elle demandait que le corps de Franco soit rendu à sa famille. Le dossier n’est pas encore refermé. L’Histoire continuera de brasiller en Espagne.

http://www.valeursactuelles.com/public/valeurs-actuelles/html/fr/articles.php?article_id=945