Culture espagnole / Tauromachie

Bartolomé Bennassar pour la tauromachie

Bartolomé Bennassar historien, le 28-09-200.

Il apparaîtra peut-être paradoxal que mon premier argument en faveur de la tauromachie soit le désir de faire justice au taureau de combat, espèce menacée aujour­d’hui par les adversaires de la corrida, comme l’ont d’ailleurs compris certains écologistes. C’est pourtant le cas. Car enfin, combien de temps encore faudra-t-il supporter l’anthropocentrisme incohérent qui érige l’Animal en absolu, alors que l’Animal n’existe pas – seules existent les espèces animales. Comme l’écrit à juste titre Francis Wolff, directeur du département de philosophie à l’École normale supérieure, dans Philosophie de la corrida (Fayard, 2007), « le mot ne fait pas une idée ». La mouche tsé-tsé et le moustique vont-ils bénéficier de cette confusion absurde ?
Car, pas plus que la mouche tsé-tsé, le taureau de combat n’est “l’Animal en général”. Il appartient à une espèce animale singulière (Bos taurus ibericus) dont l’agressivité exceptionnelle est due à des caractéristiques de régulation hormonale spécifique, notamment au développement de la glande adrénale. Cette agressivité s’exprime d’ailleurs fréquemment par les combats acharnés entre taureaux. L’espèce a longuement subsisté à l’état sauvage puis, il y a quelque trois siècles, l’homme (en Espagne et au Portugal) se l’est appropriée et l’a élevée afin d’utiliser sa propension au combat au profit d’un spectacle qui, assez souvent (pas toujours), parvient à créer de la beauté plastique, ce qui explique l’attention portée à la corrida par de grands artistes : peintres, graveurs, sculpteurs notamment.

Pour que le combat conserve sa noblesse, il a été réglementé : intégrité des cornes (poursuites contre l’afeitado), limitation du nombre des piques, durée du combat inférieure à un quart d’heure, etc. Ce taureau est “respecté” par le public (qui l’applaudit éventuellement) et par le torero qui, dans le meilleur des cas, met en valeur sa bravoure face au picador et sa noblesse dont il profite pour dessiner des figures qui peuvent atteindre une haute valeur esthétique. C’est ainsi que de nombreux taureaux sont devenus, dans la mémoire des aficionados, des individus dont les noms sont bien connus et la geste souvent évoquée. Je pourrais en citer un grand nombre. Certains, grâce à un comportement extraordinaire de combattants, peuvent même bénéficier de l’indulto (“grâce”).

Je n’irai pas jusqu’à affirmer comme plusieurs spécialistes de la physiologie que le taureau de combat « possède une faculté exceptionnelle d’anesthésier sa souffrance grâce au combat » (par la sécrétion d’hormones), encore que des mesures aient été faites. Il est sûr en tout cas que le taureau de combat bénéficie pendant les quatre ou cinq années de sa vie privée de conditions idéales.

S’il est vrai qu’une foule devient facilement stupide, veule, odieuse (et cela peut arriver aux foules des corridas), il peut aussi arriver qu’une foule de corrida communie dans une forme de bonheur, lisible sur les visages. Ainsi en fut-il le 16 septembre à Nîmes, lorsque les trois tore­ros au programme sortirent portés en triomphe, à la fin d’une cor­rida qui atteignit parfois au merveilleux. ­A-t-on remarqué suffisamment que la corrida, dont les adversaires sollicitent aujourd’hui, de manière un peu dérisoire, l’engagement de “vedettes” ou de “people” qui seront bientôt oubliés, a la vertu rare de rassembler dans le même enthousiasme (et bien sûr dans les grandes journées) des gens issus de toutes les classes sociales et d’options politiques non seulement différentes mais violemment opposées : en France, cela va de l’extrême gauche au Front national, en passant par les communistes, les socialistes, les centristes ou l’UMP, et même les Verts !

Il y a encore, pour moi, la nécessité de sauvegarder un genre inclassable qui exprime à sa manière la richesse de la condition humaine en son infinie diversité. Dans un “dialogue socratique”, Francis Wolff s’est diverti en montrant que la corrida n’était ni un jeu, ni un combat réglé, ni un sport, ni un art, ni un spectacle, ni une tragédie, ni un rite, mais un peu tout cela. Ce qui explique que les aficionados ne recherchent pas tous la même chose. Pour ma part, si j’ai été souvent impressionné par le spectacle de l’agressivité des grands taureaux face au groupe équestre (cheval + picador), si j’ai admiré l’héroïsme de nombreux toreros face à des adversaires à l’évidence très dangereux et leur force morale capable de subjuguer leur corps, j’éprouve aussi à l’égard de la corrida une gratitude, celle de me donner l’illusion d’arrêter le temps : le “temple” des passes d’Antonio d’Ordoñez, d’Enrique Ponce, de José Tomás, qui dilatent les secondes en transcendant la matière brute, une demi-tonne de viande en mouvement, c’est un soupçon d’éternité.

Bartolomé Bennassar est notamment l’auteur d’une Histoire de la tauromachie (Desjonquères, 2002).

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