Culture espagnole

Coups de corne contre la tauromachie, par Jean-Louis Andreani

LE MONDE | 11.09.07 | 13h59 •

Dans vingt ans, des hommes en habit de lumière combattront-ils encore, dans des arènes ensoleillées, d’énormes toros noirs voués à mourir dans l’après-midi ? Pour la première fois, le monument tauromachique semble atteint par les coups de boutoir de ses opposants.

L’opposition à la corrida est restée jusqu’à maintenant plutôt marginale, comparée à son succès public, qui ne se dément pas des deux côtés des Pyrénées. Mais la contestation gagne jusqu’à l’Espagne. L’année 2007 a même marqué la fin d’une époque, avec l’abandon, par la télévision publique TVE, de la retransmission en direct des plus grands événements taurins. Au niveau de l’Union européenne, plusieurs eurodéputés ont demandé en février l’interdiction de la corrida. En France, la polémique, qui rebondit chaque été, a pris plus d’ampleur que d’habitude, avec le refus par le Bureau de vérification de la publicité (BVP) d’un spot anti-corrida.

Le président de la République, lui-même aficionado, a été saisi par la patineuse Surya Bonaly, qui a rejoint les rangs des anti-corrida et lui a demandé par lettre leur interdiction aux enfants de moins de 15 ans. Nicolas Sarkozy a décidé que le sujet serait au menu du "Grenelle de l’environnement" prévu en octobre. Immédiatement, en tant que maire (UMP) de Nîmes, "première ville taurine de France", Jean-Paul Fournier a écrit au président pour demander d’être invité, avec "l’ensemble des acteurs du secteur de la tauromachie". Au passage, l’élu fustige "la caricature odieuse (...) faite par quelques abolitionnistes", adeptes du "politiquement correct et de la pensée moralisatrice les plus rétrogrades".

Un peu comme la chasse à courre du cerf, la tauromachie est une fête de musiques et de couleurs, qui a le tort de se terminer dans le sang d’un animal. En 1965, Jean Ferrat avait consacré à la corrida une chanson, Les Belles Etrangères. Ses paroles soulignaient que "dans les abattoirs où l’on traîne les boeufs, la mort ne vaut guère mieux qu’aux arènes le soir". Cela reste l’un des arguments des amateurs de tauromachie.

Les anti-corrida y sont d’autant plus insensibles qu’ils mettent en cause autant, voire plus, les souffrances qui la précèdent que la mise à mort de l’animal elle-même. Pourtant, en traitant les amateurs de la corrida de "sadiques" assoiffés de sang, ses adversaires desservent une cause qui serait mieux soutenue avec moins d’agressivité. Les jeux dangereux avec les toros font partie depuis des siècles de la vie de l’Espagne et, même si la tradition est plus récente, d’une partie de la France méridionale. La tauromachie est une culture, avec ses milliers d’érudits passionnés, ses centaines de livres. Il y a quelque chose d’absurde à considérer comme des barbares jouissant de la souffrance des animaux Picasso, Ernest Hemingway ou Jean Cocteau, pour ne citer qu’eux.

Il est tout aussi vain de nier la vérité du combat d’un homme qui joue sa vie devant une paire de cornes acérées, même si elles ont parfois été afeitadas (rasées, en fait limées de quelques millimètres, puis retaillées en pointe). Il est encore faux de nier l’émotion esthétique qui peut se dégager de la corrida. D’autant que l’un de ses purs instants de beauté est le début du toreo de cape, quand le matador, lui-même figé, les pieds au sol, reçoit dans l’étoffe rose et jaune de sa cape les quelque 600 kg de muscles, de hargne et de cornes qui viennent de jaillir du toril, et n’ont encore connu ni le fer de la pique ni les banderilles.

La tauromachie est aussi un secteur économique qui, de l’Andalousie à la Castille, et même dans le sud de la France, occupe des hommes et d’immenses territoires. Au passage, avec sa disparition, la biodiversité risquerait de perdre l’un de ses très anciens représentants. Que faire alors du toro de combat espagnol, né, élevé, sélectionné depuis des siècles pour l’arène ? L’un des arguments de la plaidoirie des amateurs est d’ailleurs que la fureur de cet animal de combat, face aux hommes qui le narguent, lui fait oublier la souffrance. Les défenseurs de la corrida font aussi observer que l’animal mène une existence de rêve, sans contrainte et sans connaître la main de l’homme, pendant presque toute sa vie, jusqu’au jour du départ pour l’arène, et l’ultime quart d’heure.

STATUT DE L’ANIMAL

La force de l’art taurin vient de sa double nature : à la fois exaltation spectaculaire du toro bravo, et reproduction à l’infini de l’affrontement de l’homme contre l’animal sauvage, avec tous les symboles qu’il véhicule. Cela ne peut pas faire oublier que c’est bien la vue du sang coulant à gros bouillons, les mugissements de détresse, plus que de défi, du toro épuisé, les scènes finales souvent proches de la boucherie, qui rendent malades certains spectateurs de hasard et leur font détester la corrida, voire les révoltent.

Qu’on le veuille ou non, le statut de l’animal a changé avec la civilisation urbaine. De gibier ou d’instrument de travail, il est devenu un sujet, digne d’être protégé. Dans nos sociétés de plus en plus dures et violentes, certains voient même dans l’animal sauvage, fût-il prédateur et brutal, le dernier refuge de l’innocence, qu’on ne saurait laisser massacrer. Cette évolution influence forcément le regard porté sur la corrida.

Les raisonnements de ses défenseurs semblent aujourd’hui un peu décalés, par rapport à la sensibilité nouvelle de l’opinion. Jusque dans les années 1920, des dizaines de chevaux se faisaient étriper dans les arènes, pendant la saison taurine, sans susciter d’émotion particulière. Puis ces pratiques ont paru insupportables et les chevaux ont été protégés. Aujourd’hui, c’est vers l’animal "combattant" que se tourne l’attention. /.../

Article paru dans l’édition du 12.09.07.

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