Crise sanitaire, crise économique, crise politique : à quoi ressemblera l’après-coronavirus ? Par Alain de Benoist Publié le 05/04/2020 à 18:00

Quel est ce monde qui a vu naître l’épidémie de coronavirus ? Quels dogmes celle-ci vient-elle soudainement remettre en cause ? À quoi ressembleront les lendemains qu’aura engendrés cette crise majeure ? Analyse et réflexion du philosophe et essayiste.

L’histoire est toujours ouverte, comme chacun sait, ce qui la rend imprévisible. En certaines circonstances, pourtant, il est plus facile de prévoir le moyen et le long terme que le court terme. La preuve par la pandémie de coronavirus. À court terme, on imagine bien sûr le pire : des systèmes de santé saturés, des morts par centaines de milliers, voire par millions, des ruptures de la chaîne de ravitaillement, des émeutes, des pillages et tout ce qui s’ensuit. En réalité, nous sommes emportés dans une vague dont personne ne peut savoir jusqu’où elle ira ni quand elle finira de déferler. Mais si l’on regarde plus loin, quelques évidences apparaissent.

On l’a déjà beaucoup dit, mais il faut le redire : la crise sanitaire sonne (provisoirement ?) le glas de la mondialisation et de l’idéologie progressiste dominante. Certes, les grandes épidémies de l’Antiquité et du Moyen Âge n’ont pas eu besoin de la mondialisation pour faire des dizaines de millions de morts, mais il tombe sous le sens que la généralisation des transports, des échanges et des communications dans le monde actuel n’a pu qu’aggraver les choses. Dans la “société ouverte”, le virus est très conformiste : il fait comme tout le monde, il circule. Eh bien, on ne circule plus. Autrement dit, on rompt avec le principe de la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux que résume la formule : « Laissez faire, laissez passer. » Ce n’est pas la fin du monde, mais c’est la fin d’un monde.

Rappelons-nous. Après l’implosion du système soviétique, tous les Alain Minc de la planète nous annonçaient une « mondialisation heureuse ». Francis Fukuyama prophétisait même la fin de l’histoire, convaincu que la démocratie libérale et le système du marché l’avaient définitivement emporté. On allait transformer la Terre en un immense centre commercial, dissoudre les frontières, remplacer les pays par des “territoires”, instaurer la « paix universelle » dont parlait Kant. Les identités collectives “archaïques” seraient progressivement éradiquées et les souverainetés rendues inutiles.
On avait annoncé la disparition prochaine des frontières, on en voit désormais partout

La mondialisation reposait sur l’impératif de produire, de vendre et d’acheter, de bouger, de circuler, d’avancer et de se mélanger de manière “inclusive”. Elle reposait sur l’idéologie du progrès et l’idée que l’économie doit définitivement supplanter le politique. L’essence du système, c’était l’illimitation : toujours plus d’échanges, toujours plus de marchandises, toujours plus de profits pour permettre à l’argent de se nourrir de lui-même pour se transformer en capital.

Succédant à l’ancien capitalisme industriel, qui avait encore quelques ancrages nationaux, un nouveau capitalisme de plus en plus déconnecté de l’économie réelle, entièrement déterritorialisé et fonctionnant en temps zéro prit alors son essor en exigeant des États, désormais prisonniers des marchés financiers, qu’ils adoptent une “bonne gouvernance” susceptible de servir ses intérêts. Les privatisations se multiplièrent, les délocalisations et les contrats de sous-traitance internationale aussi, entraînant désindustrialisation, baisse des revenus et hausse du chômage. On usa et abusa du vieux principe ricardien de la division internationale du travail, ce qui aboutit à mettre en concurrence, dans des conditions de dumping, les travailleurs des pays occidentaux avec ceux du bout du monde. La classe moyenne des pays occidentaux commença à décliner, tandis que les classes populaires se gonflaient d’un nombre croissant de vulnérables et de précaires. Les services publics furent sacrifiés sur l’autel des grands principes de l’orthodoxie budgétaire libérale. Le libre-échange devint plus que jamais un dogme, le protectionnisme un repoussoir. Quand ça ne marchait pas, au lieu de rétrograder, on donnait un grand coup d’accélérateur !

Et là-dessus, patatras ! Alors qu’on nous vantait le mouvement, le “bougisme” et le déracinement, voilà que tout est à l’arrêt. On avait annoncé la disparition prochaine des frontières, on en voit désormais partout : l’Union européenne ferme les siennes (c’était donc possible ?), on en met entre les villes, entre les régions, entre les immeubles, entre les individus. Tous les pays rétablissent les uns après les autres les contrôles aux frontières. Et tout le monde applaudit.

Le mot d’ordre, c’était hier le vivre-ensemble dans une société « no borders » ; aujourd’hui, c’est « restez chez vous » et ne vous mélangez avec personne ! Les bobos des grandes métropoles s’enfuient comme des lemmings pour se mettre à l’abri dans cette France périphérique qu’ils méprisent tant par ailleurs. Elle est loin l’époque où l’on ne parlait de “cordon sanitaire” que pour tenir à distance les pensées non conformes ! Dans le monde “maritime” des flux et des reflux, on assiste à un retour du tellurique — du lieu qui fait lien.
La Commission européenne aux abonnés absents

Dégonflée, dans tous les sens du terme, la Commission européenne ressemble à un lapin pris dans les phares : ahurie, sidérée, paralysée. Incapable de décider quoi que ce soit à l’heure de l’urgence, elle a piteusement suspendu ce à quoi elle prétendait tenir le plus : les “critères de Maastricht”, c’est-à-dire le “pacte de stabilité” limitant les déficits des États à 3 % du PIB et la dette publique à 60 %. Après quoi, la Banque centrale européenne a débloqué 750 milliards d’euros censés permettre de faire face à la situation, mais dont l’objectif est en fait de sauver l’euro. Dans l’urgence, chaque pays décide et agit pour lui-même.

Dans un monde mondialisé, les normes sont censées permettre de faire face à toutes les éventualités. C’est oublier que lorsque surgit une situation d’exception, comme l’a bien montré Carl Schmitt, les normes ne peuvent plus s’appliquer. À entendre les bons apôtres, l’État était le problème, voici qu’il redevient la solution, comme en 2008, quand les banques et les fonds de pension réclamaient aux pouvoirs publics qu’ils dénonçaient la veille de les protéger pour ne pas disparaître. Macron disait, lui, que les aides sociales coûtaient « un pognon de dingue ». Le même déclare aujourd’hui que, pour tenter de surmonter la crise sanitaire, on dépensera tout ce qu’il faudra. Plus la pandémie va se développer et plus les dépenses publiques vont en effet devoir augmenter. Pour financer le chômage partiel, colmater les brèches dans les comptes des entreprises, les États vont débloquer des centaines de milliards, alors qu’ils sont déjà perclus de dettes.

On assouplit le code du travail, on reporte la réforme des retraites, on renvoie aux calendes grecques les nouveaux modes d’indemnisation du chômage. Même le tabou des nationalisations a sauté. On va trouver apparemment l’argent qu’on disait introuvable, puisque tout ce qu’on disait impossible devient possible.

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