L’Espagne d’Al-Andalus : une histoire instrumentalisée au service d’une idéologie
Introduction de Philippe Conrad au colloque international « Al-Andalus, du mythe à l’Histoire », Paris, 6 octobre 2019. Pour rétablir la vérité des faits, et ainsi déconstruire le mythe du rayonnement culturel hispano-mauresque et rappeler la réalité du système répressif instauré par les autorités musulmanes dès leur invasion de la péninsule.
Produit d’une longue histoire forgée au carrefour de plusieurs héritages – ibérique, romain, wisigothique, musulman et catholique – l’Espagne entretient des rapports complexes avec son passé et cette situation ne date pas d’hier. Dès le XIXe siècle, un politicien libéral souhaitait « fermer à double tour le tombeau du Cid » alors que, confronté au triomphe de la modernité industrielle, le pays remettait en cause une histoire qui avait fait de lui le bras armé de la Contre-Réforme catholique et le maître d’un empire de dimension planétaire conquis par la force et responsable de la disparition des cultures indigènes de l’Amérique précolombienne.{{}}
Contre une histoire inspirée par le providentialisme catholique, les tenants de l’adaptation au monde contemporain – dont les interrogations furent portées par les intellectuels de la « génération de 1898 », date marquée par la défaite subie face aux États-Unis et par la perte de Cuba et des Philippines, derniers vestiges d’un empire bâti trois siècles plus tôt – remirent en cause la lecture impériale et missionnaire du passé national. Alors que s’imposent partout en Europe des « récits nationaux » dont on mesure bien aujourd’hui la dimension téléologique, les Espagnols vont se diviser à propos de la définition de leurs racines et de leur identité propre.
On connaît la dispute fameuse qui opposa, au siècle dernier, le médiéviste Claudio Sanchez Albornoz et l’essayiste Amerigo Castro. Alors que le premier, traquant dans la longue durée les permanences supposées d’une « idiossyncrasie » espagnole particulière qui, traversant les siècles, renvoyait au fonds ibéro-romain et avait réussi à assimiler ensuite les envahisseurs successifs, le second plaçait au Moyen-Âge la genèse d’une Espagne née de la confrontation des trois communautés chrétienne, musulmane et juive… A l’inverse, le récit « national-catholique » qui allait finalement s’imposer voyait dans le refoulement progressif de l’Islam, d’origine orientale et marocaine, la condition d’émergence d’une Espagne regroupée autour du centre de gravité castillan et appelée à s’imposer, au XVIe siècle, comme la première puissance d’Europe en même temps qu’elle mettait en œuvre la conquête et la colonisation des immensités du Nouveau Monde découvert par Colomb.