Quelque part, dans un futur indéterminé, la machine à enseigner…

Published on 2018 M09 3
Roquilly Christophe
L’effervescence de la pédagogie digitale

Pendant longtemps je me suis tenu debout, devant mes étudiants, à échanger avec eux, utiliser des « slides » plus ou moins bien construits, séparer les étudiants selon qu’ils avaient ou non préparé le cas à étudier durant le cours. Puis j’ai utilisé de moins en moins de slides, ai été de moins en moins face aux étudiants et de plus en plus derrière eux afin de voir ce qu’ils pouvaient bien regarder sur leur écran (Facebook vs Instagram vs Linkedin vs Spotify vs desvidéosaucontenudifficilementidentifiable). Puis j’ai été « dans la machine » - tel le fantôme dans la coquille - grâce à des vidéos dans lesquelles j’étais mis en représentation, avec des animations « handmade », puis élaborées par un laboratoire de pédagogie avancée. J’avoue que le gros intérêt de cette évolution fut que je n’avais plus à me demander comment j’allais m’habiller. Comme les sitcoms ou les jeux TV, j’enregistrais mes capsules à l’avance, à la chaine. Je ne me changeais que pour donner aux étudiants l’illusion de la nouveauté. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre.

Le métier de professeur ou d’enseignant-chercheur changeait, non pas de manière brutale et radicale, mais petit à petit, insidieusement (version pessimiste) ou subtilement (version optimiste) . Le début du XXIème siècle avait vu le développement puis l’essor des MOOCs, dont l’impact exact était encore sujet à caution. Au mieux ils renforçaient ou complétaient les compétences de personnes ayant déjà un emploi ; au pire ils représentaient une perte de temps encore plus importante que celle consistant à écouter pendant des journées entières des professeurs dans un amphi. La qualité laissait parfois à désirer et l’accélération de l’employabilité était quelque peu chimérique. Pour un enseignant, il s’agissait alors soit de subir, soit de profiter de l’appel d’air généré par les données prometteuses de l’e-learning : un marché mondial estimé à plus de 180 milliards de dollars, des intérêts liés entre les fournisseurs de contenus qui pouvaient être des « pure players » comme Coursera, Udemi, EdX, dont les business models étaient variables et parfois opaque ; des plate-formes gratuites telles que Google Education ; des fournisseurs de learning management system, d’applications, d’outils ; des opérateurs ; et bien évidemment des universités ou des business schools qui devaient faire face à plusieurs enjeux stratégiques, budgétaires et pédagogiques : réduire les coûts liés aux salles de cours physiques ; former des populations parfois très faiblement mobiles ; diversifier l’expérience d’apprentissage des étudiants ou des participants ; mettre le digital au cœur de la formation, étant donné la transformation digitale des entreprises. Pour les enseignants, le challenge était excitant, au moins en théorie et si tant est que la résistance au changement était faible. Certains appréciaient de pouvoir réfléchir à la scénarisation de leur cours, dans une logique de blended-learning. D’autres satisfaisaient leur égo quand on leur demandait d’être dans la catégorie des « experts-premium », servant de vitrine en ligne à leur institution ; d’autres encore rêvaient d’hypothétiques royalties, leur MOOC devant être vu par des centaines de milliers de disciples ; ils espéraient même pouvoir s’affranchir de toute emprise de leur institution. Universités ou écoles, acteurs « tech » privés, professeurs, chacun allait essayer de capter une partie de la valeur présumée.

L’âge d’or : demain n’est pas loin

Un âge d’or se développa. On commençait à démolir – ou à recycler, pour être positif - tous les amphithéatres. L’auditorium ne servirait bientôt même plus à des concerts ou à des conférences de type tedx. Les progrès considérables sur les hologrammes et la hantise des déplacements en train ou en avion (plus personne ne prenait la voiture depuis les centaines d’accidents mortels impliquant des véhicules autonomes et les milliers d’accidents ayant emporté les conducteurs frappés de somnolence irréversible depuis que la vitesse sur route avait été réduite à 40 km/heure) avaient rendu pénible et inutile toute tentative de participer in situ à un cours. D’ailleurs le mot « cours » était devenu désuet et il était maintenant question « d’expérience pédagogique immersive ». Les salles de « cours » étaient devenues hyper-flexibles et modulables, mais aussi hyper-connectées, avec la possibilité de faire interagir par écrans interposés plusieurs dizaines de participants à travers le monde. L’enseignant et ses assistants sont alors des connecteurs de discussions et d’expériences. Les technologies progressant, se fit jour la possibilité de réunir par hologrammes un nombre illimité de participants (sauf quand ceux-ci étaient tellement indisciplinés qu’ils activaient simultanément la fonction hologramme, remplissant l’espace d’une cacophonie de visages et de sons digne d’un tableau hightech de Jérome Bosch). L’utilisation de lunettes virtuelles offrit une autre manière de vivre la réalité virtuelle. L’enseignant étant alors lui-même immergé avec les étudiants dans l’environnement numérique.

Pour diversifier encore plus la pédagogie et enrichir l’expérience des étudiants, on multiplia le recours à des serious games. Les premiers furent décevants car assez pauvres dans leur simulation. La technologie s’améliorant, on put ainsi stimuler l’esprit de coopération, de collaboration et de compétition des étudiants. L’enseignant s’épanouit alors soit dans l’animation, si la dimension comportementale avait sa préférence, soit dans la création du jeu lui-même, pour les plus créatifs.

L’apprentissage collectif fut aussi grandement favorisé par le développement de forums de discussion. Après avoir été animés par des professeurs, puis par des « assistants physiques », ils furent ensuite pris en charge par des assistants virtuels, sorte de chatbots à la connaissance universelle, capables de répondre autre chose que « Etes-vous sur de votre question » ou « Tu cherches à me coincer ? ». L’intelligence artificielle devint petit à petit le meilleur ami du professeur. En assurant un rôle d’assistanat, allant bien plus loin que ce que Mrs Watson d’IBM avait réalisé dans le cadre d’une expérimentation à Georgia Tech. En cherchant, en sélectionnant puis en classifiant toutes les données utiles au cours que doit préparer le professeur et, éventuellement, enseigner. Enfin, et c’est dans cet office qu’il devint le vrai héros du corps enseignant, l’agent artificiel acquit la capacité de corriger n’importe quel type d’examens et plus uniquement les QCM ou des sujets très standardisés.

A l’instar des paléolithiques archaïque, inférieur, moyen et supérieur, la digitalisation eut sur les professeurs des effets progressifs : après la crainte, la résistance et l’étonnement, vint l’implication. Une autre manière d’exercer son métier ou plutôt, d’autres manières. L’enseignant pouvait être scénariste, acteur, réalisateur, voire producteur. Rien de révolutionnaire en soi. Ces différentes missions de l’enseignant avaient déjà été identifiées à la fin des années 90, quand il était question de « NTE » et de « NTIC ». Des travaux de recherche étaient d’ailleurs publiés, renvoyant à une époque encore plus éloignée (les années 60 et même avant) où il était question de « machines à enseigner », telles qu’évoquées par Freinet, Léontiev ou encore Skinner et Crowder. Sauf que le développement du digital, du data analytics, du machine learning, de l’IA, de la réalité virtuelle, portèrent ce questionnement sur les missions de l’enseignant à un sommet jamais atteint. L’enseignant ne devait plus jamais être une machine à enseigner, répétant les mêmes choses jusqu’à sa propre nausée et celle de ses étudiants, mais enseigner avec la machine, ou plutôt accompagner avec la machine.

De l’enseignant augmenté à la formation supprimée

Le métier d’enseignant reprenait toute sa valeur, d’autant que la partie dédiée à la recherche dans le plan d’activités des professeurs avait été singulièrement bouleversée par deux phénomènes : d’une part il n’était plus possible de distinguer un papier écrit par un humain ou par un robot ; et d’autre part les délais de publication après soumission et « reviewing » étaient passés de 3 ans à 6 ans, puis de 6 ans à 10 ans. Quasiment tous les professeurs avaient abandonné leur temps de recherche (ou, dans les institutions gérées de manière rationnelle, se l’étaient vu supprimer) au profit du temps alloué au projet « Enseignant augmenté ». Les seuls projets de recherche qui avaient survécu ou s’étaient développés étaient ceux qui transcendaient l’approche disciplinaire et étaient financés par des entreprises.

Et la machine s’emballa. Le machine learning vécut une embellie multi-dimensionnelle. En 2017, certains dirigeants dans l’enseignement supérieur avaient déclaré lors d’interviews qu’apprendre ne sert à rien et est dangereux. Les étudiants ne devaient plus apprendre, mais « chercher sur Internet » grâce à des interfaces de plus en plus performantes. Plus besoin d’apprendre, donc plus besoin d’enseigner, et donc plus besoin d’enseignants. Une fois que tous les contenus eurent été créés et mis en ligne, les algorithmes sélectionnaient les plus pertinents en fonction du profil de l’étudiant. Les machines apprenantes les mettaient à jour quand nécessaire, remplaçant les enseignants-acteurs par des artefacts plus performants, plus dociles (au moins dans un premier temps) et plus disponibles. Le rêve de certains se réalisait enfin : des écoles « virtuelles », sans enseignants, sans salles de cours, réunissant des communautés d’apprenants s’aidant mutuellement et s’appuyant sur des « learning assistants for students », qui intégraient même des fonctionnalités d’intelligence émotionnelle, analysant en permanence le comportement des étudiants grâce à une puce installée sur ceux-ci. Malgré l’absence d’enseignants à rémunérer, ces écoles virtuelles étaient loin d’être gratuites, car il fallait quand même que leurs fondateurs puissent en vivre, une fois amortis le coût de l’accès aux contenus originaux et l’investissement technologique… Et la machine s’emballa encore. Ces écoles disparurent quasiment dans leur totalité. Il n’y avait presque plus personne à « former » étant donné que la quasi-totalité des emplois étaient maintenant occupés par des machines intelligentes, comme l’avait prophétisé en 2013 une étude sur le futur de l’emploi publiée par l’Université d’Oxford.

Après avoir été successivement machine à enseigner, enseignant avec la machine, puis enseignant dans la machine, je viens de prendre ma retraite. Mon espérance de vie ayant été singulièrement améliorée, je compte maintenant sur mon « long-life assistant robot » pour m’indiquer quoi faire de mes journées. Après tout, il le sait mieux que moi, non ?

« La seule certitude, c’est que rien n’est certain » (Pline l’Ancien)

Je me suis réveillé ce matin avec ces pensées qui persistent suite à des rêves étranges. Plus vraiment endormi, mais pas non plus vraiment éveillé. J’ai peur d’être en retard pour mon cours. Je fais moins d’heures qu’avant car une partie a été scénarisée et digitalisée. Je vois moins les étudiants, mais je les vois « mieux ». Notre temps d’échange est plus réduit, mais plus intense. Les étudiants qui ont la possibilité d’être mobiles ont très majoritairement exprimé leur souhait de continuer à avoir du présentiel pour échanger « IRL » et se socialiser autrement que par des échanges en ligne. Finalement, tout est une question de mesure. Penser qu’apprendre est dangereux est aussi idiot que d’affirmer que la pédagogie ne peut être enrichie par la machine. Prévoir quel sera le pourcentage de métiers disparus et de métiers nouveaux dans 10 ans (sans parler de 30 ans) est illusoire. Evidemment il existe des résistances aux changements, comme il existe des vendeurs de solutions inutiles, de pensées infondées et de futurs imprévisibles. Après tout, « le savoir est la somme des ignorances reconnues (Robert Sabatier). Demain sera un autre jour, ou pas.

Bonjour chez vous.

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