« La Catalogne est depuis longtemps le maillon faible de l’Espagne »

Pour Barbara Loyer, spécialiste de l’Espagne, il faut ouvrir le débat sur une révision de la Constitution de 1978, occulté par le PSOE et le PP. Socialistes et conservateurs ont préféré passer des accords de circonstance avec les nationalistes basque et catalan.

LE MONDE | 29.09.2017 à 13h01 • Mis à jour le 29.09.2017 à 13h12 |
Propos recueillis par Alain Salles

pécialiste de l’Espagne, Barbara Loyer est directrice de l’Institut français de géopolitique à l’université Paris-VIII. Elle est l’auteure de L’Espagne de crise(s), avec Nacima Baron (Armand Colin, 2015) et de Géopolitique de l’Espagne (Armand Colin, 2006).

Avant la crise aiguë entre Madrid et Barcelone, comment l’équilibre des pouvoirs entre l’Etat et les régions s’est-il organisé dans la Constitution espagnole ?

La régulation des pouvoirs entre le centre et les régions n’est pas véritablement organisée par la Constitution espagnole de 1978. Elle est le résultat d’une série de compromis qui autorise des provinces à se constituer en communauté autonome. Un article accorde une plus large autonomie aux régions qui avaient voté un statut d’autonomie juste avant le débarquement des troupes franquistes [venues du Maroc en juillet 1936] (Catalogne, Pays basque, Galice)

Le compromis historique constitutionnel, après trente-sept ans de franquisme, a été d’admettre qu’il existait des nationalités différentes au sein de la nation. Adolfo Suarez [premier chef de gouvernement espagnol en 1976] a parlé de peuples espagnols pendant les négociations sur la Constitution et notamment avec les nationalistes catalans, qui ont participé à sa rédaction.

Ensuite, à chaque fois que le Parti populaire (PP, droite) ou le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, gauche) n’ont pas obtenu la majorité absolue des députés au Parlement, ils ont eu besoin de négocier avec les nationalistes pour avoir suffisamment de voix le jour de l’investiture du premier ministre. En échange, ils concédèrent au coup par coup de nouvelles compétences et notamment plus de marge financière. Cela a également eu lieu il y a quelques semaines quand Mariano Rajoy a concédé au Parti nationaliste basque (PNV, droite) des avantages importants, notamment au plan financier, en échange de son soutien pour le vote de son budget.

Depuis les années 1990, les deux partis dominants ont une politique à courte vue et n’ont pas de pensée véritablement élaborée sur la structure de cet Etat, ni son avenir. Ils n’ont pas envisagé de réformes de la Constitution pour l’améliorer. Et ils ont continué à négocier, notamment avec la démocratie-chrétienne de Jordi Pujol, le dirigeant historique catalan, qui faisait en quelque sorte partie de la famille.
Manifestation, le 21 septembre, à Barcelone, devant le Tribunal suprême de Catalogne, pour soutenir les fonctionnaires du gouvernement catalan toujours détenus après les perquisitions de la veille dans les ministères.

Quelles ont été les tentatives pour faire évoluer le rapport entre provinces et Etat ?

Le système a évolué beaucoup par rapport à ce qui est écrit dans la Constitution. Toutes les provinces se sont constituées en communautés autonomes. Certaines plaident pour une réforme qui pourrait homogénéiser les droits et devoirs des pouvoirs régionaux. En Andalousie, aux Canaries, à Valence, il y a une forte résistance à l’idée que les pouvoirs basque, catalan et galicien aient des avantages. Les indépendantistes ne veulent pas une égalité de traitement, mais que leurs territoires deviennent des Etats nations indépendants et refusent une évolution qui consoliderait l’Etat espagnol.

Pourquoi Madrid n’a-t-il pas cherché à élaborer un discours plus national ?

Il n’y a pas eu de débat public sur la nation espagnole. Les Espagnols ont vu ce qu’était le nationalisme avec la guerre civile et les longues années du franquisme. D’une certaine manière, l’Espagne, avec sa Constitution, semblait être en route vers quelque chose qu’on aurait pu appeler du postnationalisme. Même le Parti populaire parlait peu de la nation, sauf sur l’immigration, mais pas sur la question territoriale. Avant d’arriver au pouvoir en 1982, les socialistes ont défendu l’autodétermination des peuples d’Espagne. Ils n’ont donc pas cherché à penser ce que pouvait être l’Espagne comme nation, à part un Etat de droit et une démocratie. La démocratie personnifiait l’Espagne.

Les années 1980 et 1990 ont été marquées par un enrichissement de la population et avant la crise de 2008, il n’y avait pas de débat sur la solidité de l’Etat, son avenir ou ses dysfonctionnements, puisque la situation de chacun s’améliorait. Au contraire, les indépendantistes basques et catalans ont un véritable projet géopolitique de sécession. Il se construit sur le long terme avec des professeurs, des livres d’école, l’enseignement de la langue, des médias…
A Lérida, des partisans du référendum d’autodétermination du 1er octobre, interdit par Madrid, ont collé des affiches appelant au vote devant le siège du Parti populaire (PP, droite), protégé par la police autonome catalane.

Comment ont évolué les nationalismes basque et catalan, ces dernières années ?

La Catalogne est depuis longtemps le maillon faible de l’Espagne, car les catalanistes y sont majoritaires, même s’ils ne sont pas tous pour l’indépendance. La facilité avec laquelle on peut apprendre la langue catalane, l’enseignement primaire obligatoire en langue catalane ont contribué à grossir les rangs catalanistes. Au Pays basque, on avait une situation beaucoup plus violente, mais une société plus divisée avec des partis défendant véritablement l’Espagne contre les nationalistes.

Depuis que l’ETA ne tue plus [en octobre 2011, l’organisation indépendantiste annonce « la fin définitive de son action armée »], le PNV essaie de séduire une plus grande part de la population régionale en se disant le garant de la stabilité et du développement économique. Au contraire, la Catalogne est en train d’évoluer vers une situation où la société peut être cassée en deux, entre des séparatistes exaltés et des citoyens catalans qui commencent à se mobiliser pour défendre l’Espagne.

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L’impasse en Catalogne ne conduit-elle pas à une réforme de la Constitution ?

Les grands partis ne se posaient pas la question d’une réforme de la Constitution, car ils bricolaient leur pouvoir immédiat. Beaucoup de gens appellent de leurs vœux une réforme de la Constitution. Mais dans quel but ? Fait-on une réforme pour répondre à la frustration des séparatistes ou pour améliorer la démocratie espagnole ? Aucun gouvernement n’a osé ouvrir cette boîte de Pandore. Aujourd’hui, la crise est si grave qu’il vaut mieux prendre le risque de ces débats, pour complexes qu’ils soient.

L’Espagne doit-elle devenir un Etat fédéral ?

Une fédération ne résoudrait pas tous les problèmes par magie. L’Allemagne est une fédération, mais dans les Länder, le sentiment national est la base d’une loyauté institutionnelle entre les pouvoirs nationaux et régionaux. Pour qu’un Etat fédéral joue son rôle de stabilisateur, il faut un consensus minimal. Mais il va falloir de nombreuses années pour rétablir la confiance des années 1980.

La décision du Tribunal constitutionnel de 2010 de censurer le statut d’autonomie renforcée obtenu en 2006, approuvé par le Parlement et les Catalans, est considérée comme un déni de justice par les Catalans. Comment l’interprétez-vous ?

Les parlementaires de Madrid, lorsqu’ils ont majoritairement voté le statut d’autonomie catalan de 2006, savaient qu’il y avait des éléments anticonstitutionnels, mais ils ont laissé la Cour constitutionnelle s’en débrouiller. Sur plus de 200 articles, la Cour estime que 14 sont inconstitutionnels et 27 doivent être interprétés. Ce n’est pas un texte simplement répressif et idéologique mais une décision qui retrace tous les débats et contradictions ayant accompagné sa rédaction. Elle expose le point de vue de l’Etat. Le statut de 2006 déclarait, par exemple, que la Catalogne était une nation. L’arrêt ne rejette pas le terme mais considère qu’il n’a pas de valeur juridique, car la Constitution établit que la nation espagnole est une et indivisible et qu’il existe des « nationalités ». Mais il est vrai qu’il est complètement illogique que cet arrêt intervienne presque quatre ans après le vote au Parlement. Cela révèle l’inconscience des partis espagnols sur la portée géopolitique de certaines décisions concernant les équilibres de pouvoirs territoriaux.

La décision a favorisé la construction du discours d’une Catalogne victime d’un abus de pouvoir. Cela a entraîné l’organisation de l’Assemblée nationale catalane, des associations de mairies pour l’indépendance et les très grandes manifestations qui ont réuni des centaines de milliers de personnes. Les indépendantistes ont développé un art de la communication extrêmement abouti.

Et en face, il n’y a pas eu de réaction. Les Catalans qui ne sont pas indépendantistes ne sont pas non plus des nationalistes espagnols. Ils ne se mobilisent pas. Les gouvernements espagnols, de droite comme de gauche, ont laissé le pouvoir nationaliste se consolider sans réagir au plan intellectuel ou légal.

La démonstration de force de l’Etat espagnol qui est à l’œuvre pour empêcher le vote du 1er octobre est une première. L’idée que l’action forte ne provoque pas forcément la catastrophe annoncée a été expérimentée au Pays basque. Madrid a pris contrôle des dépenses de la Generalitat, des personnes ont été mises en garde à vue, la présence de la garde civile en Catalogne est renforcée, des fonctionnaires catalans collaborent avec les autorités nationales. Mais le bras de fer est encore très incertain. Des dérapages violents ne sont pas à exclure. La tension actuelle peut aussi libérer la parole de ceux qui ne sont pas indépendantistes
Barbara Loyer.

Les Catalans ont protesté contre l’intervention de la police et les pressions de Madrid, mais sans violence. Cela peut-il changer ?

Il n’y a pas d’assassinat, ni de coups et blessures, mais, pour les Catalans qui s’opposent au référendum, la situation n’est pas sans violence. Des photos des opposants au référendum ont été placardées sur des affiches, dénonçant des ennemis du peuple, qu’il fallait traiter comme tels. On a connu ce genre de pratiques au Pays basque.

Un roman, Patria, de Fernando Aramburu, connaît depuis 2016 un succès extraordinaire en Espagne. Il raconte la destruction par le terrorisme de deux familles amies dans une petite ville du Pays basque. Il analyse des processus sociaux et psychologiques qui ont fait découvrir à de nombreux lecteurs ce qu’a été l’imposition d’une idéologie par la peur. Les élus qui voient leur photo placardée ont lu Patria.

Craignez-vous un phénomène de radicalisation après ce scrutin contesté ?

Il y a des gens en Catalogne qui sont dans une mystique révolutionnaire et qui peuvent avoir une stratégie de l’affrontement. Madrid fera tout pour que Carles Puigdemont [l’actuel président de la Généralité] ne puisse pas monter au balcon de la Generalitat pour proclamer la République de Catalogne, comme l’avait fait Lluis Company [dirigeant indépendantiste catalan fusillé le 15 octobre 1940] en 1934.

Si Carles Puigdemont déclarait la sécession, il faudrait l’arrêter et l’accuser de rébellion, ce qui aggraverait sans doute les mouvements de foule. La probabilité d’affrontements entre citoyens est un risque plus grand pour Madrid que la diffusion dans le monde entier d’images d’urnes emportées par la police.

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