La galaxie indépendantiste de Catalogne

Le référendum sur l’indépendance se tient dimanche. Trois partis que tout oppose et deux puissantes associations civiles tiennent entre leurs mains l’avenir de la communauté autonome.

Sandrine Morel (Barcelone, envoyée spéciale)

Qu’y a-t-il de commun entre une formation nationaliste, europhile, incarnant une droite libérale en matière d’économie et conservatrice quant aux valeurs, un parti de centre gauche nostalgique de la république et un mouvement séparatiste, europhobe et anticapitaliste ? La réponse tient en un mot : independència.

C’est ce trio inattendu entre le Parti démocrate européen catalan (Pdecat), la Gauche républicaine catalane (ERC) et la Candidature d’unité populaire (CUP), fort de 71 des 135 députés régionaux, qui tient les rênes de la Catalogne depuis les élections régionales de septembre 2015 – où ces partis avaient remporté 47,7 % des voix. Et c’est lui qui entend déclarer l’indépendance de la région autonome espagnole après le référendum illégal convoqué dimanche 1er octobre.

Mais c’est un trio fragile, où les cultures politiques des uns et des autres s’entrechoquent souvent, et dont l’unique ciment est la pression des puissantes associations issues de la société civile, l’Assemblée nationale catalane (ANC) et Omnium Cultural. Ainsi, il a suffi d’une déclaration du porte-parole du Pdecat au Parlement espagnol, Carles Campuzano, pour que les tensions affleurent dans le triumvirat, mardi 26 septembre. La déclaration unilatérale d’indépendance de la Catalogne « est absolument écartée », a-t-il déclaré. « L’indépendance de la Catalogne ne se matérialise pas en trois jours », selon lui, mais requiert « un processus de négociation avec l’Etat. (…) C’est ce qui a un sens politique démocratique et institutionnel. »

Aussitôt, ces déclarations ont été contredites par la porte-parole de la CUP, Anna Gabriel, pour qui la victoire du oui au référendum de dimanche doit générer une « rupture automatique », car « un référendum se convoque pour être contraignant, pas pour tourner à la mascarade ». Un avertissement à quiconque serait tenté de descendre du train en marche, qui a obligé M. Campuzano à rectifier le tir.

Divisés, les indépendantistes ? La question est taboue à la veille d’un scrutin jugé décisif. « Pour les jeunes dirigeants de Pdecat, l’indépendance ne viendra pas avec ce référendum, assure cependant le directeur du Cercle d’economia, club de réflexion du patronat catalan, Jordi Alberich. Ils pensent déjà à la façon de récupérer une position centrale sur l’échiquier catalan, et n’envisagent qu’à plus long terme la possibilité d’obtenir un jour l’indépendance, dans une Europe plus consolidée. »
Avaler quelques couleuvres

Car le virage séparatiste opéré par le Pdecat, refonte de Convergence démocratique de Catalogne (CDC), formation nationaliste qui a gouverné la Catalogne sous l’égide de Jordi Pujol, entre 1980 et 2003, est loin de faire consensus. Longtemps, CDC a défendu un nationalisme pragmatique et modéré, capable de sceller des accords avec Madrid, moyennant des compétences élargies en Catalogne. Puis, en 2012, le président catalan de l’époque, Artur Mas, a décidé de virer de bord. « Quand nous avons mobilisé un million de personnes en faveur de l’indépendance lors de la Diada [la fête nationale de la Catalogne], nous avons convaincu le gouvernement catalan de nous suivre, résume l’un des fondateurs de l’ANC, Miquel Strubell, ancien directeur de l’institut sociolinguistique catalan de la Généralité. Personne ne veut appartenir à une minorité, cela rend malheureux et insignifiant. »

Carles Puigdemont, qui a succédé à Artur Mas en 2016, n’a pas eu besoin d’être convaincu. Si cet indépendantiste de la première heure, ancien maire de Gérone, est alors désigné président de la Catalogne, c’est parce qu’il est un « pur et dur », le seul susceptible d’être adoubé par la CUP. Ses dix députés régionaux séparatistes (sur 135), indispensables pour atteindre la majorité absolue, avaient boycotté Artur Mas, jugé peu fiable.

Mais, pour le Pdecat, l’alliance avec la CUP, un allié qui paralyse le budget et effraie une part de son électorat, s’avère compliquée à terme. Et celle avec la Gauche républicaine catalane est contre-nature : « C’était un parti jusque-là méprisé par la droite catalane, qui le percevait comme un petit parti utopiste, sans habileté politique ni capacité de gestion économique », résume un ancien dirigeant nationaliste.

Pour la Gauche indépendantiste, se présenter en coalition avec le Pdecat en 2015, au sein de la liste commune indépendantiste Junts pel Si (« ensemble pour le oui »), a aussi supposé d’avaler quelques couleuvres. A la veille du scrutin, tous les sondages donnaient ce parti largement vainqueur. « Nous n’avons pas de casseroles, nous avons toujours été les plus catalanistes, et notre engagement en faveur de l’indépendance est une conviction, pas un calcul politique », énumère Alfred Bosch, porte-parole d’ERC à la mairie de Barcelone, pour expliquer le succès de la formation, qui a récupéré des électeurs du Parti socialiste catalan comme de l’ancienne CDC.

Il devait donc lui revenir de prendre les rênes de la Généralité. Mais Artur Mas a posé une condition à cette alliance inédite : être le prochain président catalan. Pourquoi ERC a-t-elle fini pas céder, après des semaines de résistance ? « A ce moment-là, nous avions deux choix : le parti ou l’indépendance. Nous avons fait primer nos idéaux », résume M. Bosch, en rappelant la « pression patriotique » exercée alors par l’Assemblée nationale catalane.

Créée officiellement en 2012, l’ANC a été imaginée dès 2009 par une poignée d’indépendantistes. Ces derniers voient dans le rejet social provoqué par le recours déposé devant la Cour constitutionnelle espagnole par le Parti populaire (PP) contre le nouveau statut d’autonomie de 2006 – négocié avec le gouvernement socialiste – la possibilité de « redéfinir la politique selon une opposition Catalogne-Espagne qui dépasse le clivage traditionnel gauche-droite », résume M. Strubell.

Pour parvenir à une telle mobilisation, elle dispose d’un atout maître : le soutien d’Omnium Cultural, association créée en 1961 pour promouvoir la langue et la culture catalanes et qui compte 70 000 membres. C’est elle qui, en 2010, a rassemblé à Barcelone un million de personnes de tous bords politiques contre la décision de la Cour constitutionnelle de censurer une partie du nouveau statut d’autonomie.
Fonds colossaux

« Quand l’ANC est venue nous demander de l’aide, nous lui avons offert notre structure, un soutien idéologique et logistique », résume Jordi Cuixart, son président. Grâce aux cotisations de ses 40 000 membres et à la vente de produits dérivés, l’ANC dispose aussi de fonds colossaux : plus de trois millions d’euros par an, destinés à faire la promotion de l’indépendance.

« L’ANC est une institution unique en Europe, une organisation progouvernementale, populaire, qui sert de pont avec la société, capable de mobiliser et de contrôler des dizaines de milliers de personnes », affirme Guillem Martinez, auteur d’un essai sur le processus indépendantiste, La Gran ilusion (Debate, 2016 [« la grande Illusion », non traduit]). Dans la nuit de mercredi 20 septembre, lorsque les manifestants indépendantistes ont cerné le siège du ministère de l’économie pour empêcher la garde civile, qui procédait à des arrestations et des saisies de matériel électoral, d’en sortir, il a suffi que l’ANC en donne la consigne pour que la foule se disperse immédiatement.

Entre les chefs de file des trois partis indépendantistes et les présidents des deux associations indépendantistes, il existe une « coordination », reconnaît M. Bosch. « Les partis font de la politique, l’ANC et Omnium Cultural se chargent de mobiliser les foules. Elles sont capables de faire sortir un million de personnes dans la rue. Aucun parti n’a cette force. » Dimanche 1er octobre, ces alliés entendent encore faire la démonstration de leur capacité de mobilisation, en dépit des obstacles placés sur leur route par les autorités de Madrid.

Ver en línea : LE MONDE | 29.09.2017 à 06h42