25/01/201

Professeurs de français, nous n’enseignerons pas le prédicat Jean-Paul Mongin, Philosophe et délégué général de SOS Education

Puisque nos inspecteurs nous parlent beaucoup de "simplification", qu’on nous permette de simplifier notre pensée à ce sujet : nous nous sommes engagés à ne pas prendre nos élèves pour des imbéciles.

Lorsque nous avons passé le CAPES ou l’Agrégation, nous n’avons pas prêté serment. Nous n’avons pas juré, la main levée, que nous consacrerions notre entière volonté, notre intelligence et nos savoirs à la réussite des enfants et des adolescents que l’on nous confierait. Nous n’avons pas juré, mais c’est tout comme. Dès le moment où nous avons commencé à enseigner, dès le premier jour où une trentaine de regards se sont fixés sur nous, nous avons considéré l’immense responsabilité qui était la nôtre, et nous l’avons acceptée totalement.

Nous nous sommes engagés à respecter leur intelligence. À leur prodiguer le meilleur d’une langue somptueuse et délicate, ardue mais pas inaccessible. À équilibrer sagement et autant que possible ce qu’ils doivent savoir, avec ce qu’ils peuvent acquérir et ce que nous croyons nécessaire. Nous nous sommes engagés à jongler quotidiennement avec les réalités d’un métier devenu fou, d’horaires disciplinaires étrillés par le concert des réformes, des TPE, des IDD, des EPI, d’une éducation parentale défaillante, et d’une éducation nationale agonisant sous le poids de l’ego de spécialistes auto-proclamés.

Nous nous sommes engagés à les mettre à l’épreuve, à les confronter aux mille difficultés de la lettre, du mot, de la proposition, de la phrase, du paragraphe, du texte, de la page, du livre. À leur faire traverser les bosquets des préfixes et des suffixes, les haies du participe, les champs des compléments d’objet. À les tenir par la main quand ils hésitent entre le chemin de l’épithète et celui de l’attribut. À passer sans crainte devant les épouvantails du subjonctif et des conjonctions. À ne pas trébucher sur les complétives, les circonstancielles, les participiales et les infinitives. À flâner entre les prépositions et les propositions. À chercher, scruter, analyser, avec eux. À exposer, à éprouver, à définir. À mettre des noms sur des réalités, et sur ces réalités des certitudes et des clartés qui nous conduisent ensemble, parfois, au Verbe dont Hugo nous disait qu’il était Dieu.

Nous nous sommes engagés à les respecter, tout court. Et puisque nos inspecteurs nous parlent beaucoup de "simplification", qu’on nous permette de simplifier notre pensée à ce sujet : nous nous sommes engagés à ne pas prendre nos élèves pour des imbéciles. À ne pas partir du principe qu’ils ne sont pas capables de comprendre ce que des milliers d’enfants de France et d’ailleurs ont pu et su saisir avant eux.

Nous nous sommes engagés à ne pas les mépriser, donc. Et à croire, malgré la condescendance des discours égalitaristes qui s’abattent sur leurs jeunes épaules - et qui voudraient encore se faire passer pour de la bienveillance ! - que Nesrine, Djibril, Anaïs, Yacine, Diane, Marc, Sélya, Pierre et tous les autres ont en eux les ressources pour s’abreuver à la source exigeante et magnifique d’une grammaire qui pourrait être, encore, une chanson douce, si on voulait bien laisser en paix, une fois pour toutes, ceux qui cherchent patiemment, quotidiennement, à la transmettre.

Nous n’enseignerons pas le prédicat. Nous n’en parlerons même pas à nos élèves. Mais nous en parlerons à vous, membres du CSP, sectateurs du Grand Rien, pédagogues du Vide, fantoches dispensateurs de formations niaiseuses... Nous n’avons pas attendu vos divagations pour découvrir qu’on enseigne la règle générale avant l’exception. Nous ne les avons pas attendues pour constater, réforme après réforme, déclaration ronflante après déclaration ronflante, que décidément, vous avez du mal avec l’ambition et l’exigence.

Nous continuerons donc de faire ce qui marche encore dans nos classes, ce qui a encore du sens, ce qui a été éprouvé, et ce que vous aimeriez tant faire oublier, parce que cela vous donne cent et cent fois tort. Nous continuerons de donner à nos élèves ce qui les fait grandir : des règles de morphologie, de grammaire, d’orthographe, de syntaxe. Nous continuerons de leur apporter ce qui fonctionne parce que c’est vrai, et que nous aurons du temps pour que ce qui était nôtre devienne leur : ce savoir qui se fait découverte, et qui, de découverte, devient pour eux savoir.

Nous continuerons, parce qu’il n’est rien d’aussi beau que ce moment où un élève, concentré, attentif, les yeux brillants, s’aperçoit qu’il a compris, qu’il a retenu, et qu’enfin il a fait. Gardez votre prédicat, nous garderons nos compléments d’objet, directs et indirects, nous enseignerons l’accord du participe passé, nous défendrons pied à pied cette langue qui nous est chère parce qu’elle est notre mémoire et notre avenir. Nous conserverons cette langue vivante pour qu’elle continue de nous donner, par une grâce qu’aucun de vos programmes insensés n’a su abolir, des Molière et des Céline, des Senghor et des Yourcenar, des Giraudoux et des Camus. Et si désormais, vos prescriptions pédagogiques, nous les dédaignons, surtout, n’en prenez pas ombrage : ce n’est jamais, après tout, qu’un COD placé avant le verbe.

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Nota : "Tous les caves vont-ils se rebiffer ? " (B. Boriello)

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