Ce n’est pas l’élève qui est au centre, mais le vide ! Jeudi 28 Mai 2015

Notre système éducatif est frappé d’un mal sourd : la réunionite aiguë ! Doublée souvent d’une bureaucratie lancinante. Et comme le regrette Antoine Desjardins, "la réforme du collège de Mme Vallaud-Belkacem va probablement exiger à nouveau des réunions interdisciplinaires entre collègues". "Actuellement, écrit-il, ce n’est plus l’élève qui est au centre, ni l’instruction, ni la culture. Encore moins la pédagogie. Mais le blabla improductif et les faux semblants, les réunions, les cases à cocher." En un mot : "le vent" !

Antoine Desjardins

Professeur de Lettres, membre du collectif "Sauver les lettres", co-auteur de "Sauver les lettres - Des professeurs accusent" (Textuel).

Enseigner est devenu impossible mais ce n’est pas encore tout à fait suffisamment impossible : ceux qui chargent notre barque devraient songer à rajouter encore quelques réunions et astreintes supplémentaires à la liste déjà un peu fournie des réunions et activités diverses (1), hélas souvent débilitantes et improductives, qui empêchent très bien d’enseigner correctement...

Merveilleux ! Ils y ont songé puisque la réforme du collège de Mme Vallaud-Belkacem va probablement exiger à nouveau des réunions interdisciplinaires entre collègues.

Enseigner, c’est en effet instruire les élèves et donc préparer des cours, corriger des copies, et (ceci n’est pas un détail) reconstituer ses forces après une dépense nerveuse et une tension physique et psychique dont chacun s’accorde à reconnaître qu’elle n’est pas minime dans ce métier. Venez vous frotter une heure à nos « nouveaux publics »...

Avoir le temps de respirer, c’est aussi avoir un cours qui respire. Actuellement le professeur n’a plus le droit de respirer. Ce n’est plus l’élève qui est au centre, ni l’instruction, ni la culture. Encore moins la pédagogie. Mais le blabla improductif et les faux semblants, les réunions, les cases à cocher : le vent !

Bienvenue dans la « pédagogie » post-humaniste

Mécaniquement, les enseignants vont être amenés à rogner et rognent déjà, sur la qualité des cours (une trop grande fatigue engendrant un moindre tonus pédagogique), à rogner sur les préparations et le renouvellement du contenu des cours, à rogner sur le nombre des contrôles, leur qualité, leur régularité. A rogner aussi sur l’attention portée à chacun de ses élèves : presque cent-vingt, par exemple, pour un enseignant de français.


Vive les QCM à venir ! Qui ne va pas finir, c’est logique, par les souhaiter ardemment ? Une taylorisation sournoise est à l’œuvre qui va transformer l’enseignant en simple exécutant, faisant fi de sa liberté pédagogique. Pourquoi rogner ? Pour survivre... Nous sommes la seule catégorie de fonctionnaires qui n’a pas vu diminuer son temps de service depuis 1950.

Je l’ai dit, c’est mécanique. Sauf à terminer broyé comme le Chaplin des Temps Modernes, entre deux réunions absurdes. La variable d’ajustement se porte en effet le plus souvent sur le cours : le prof, pour rester un bon prof aux yeux de la communauté, pourra toujours lever le pied en classe ou à la maison, mais louper une réunion débilitante est le plus souvent impossible car il en va de son image et au royaume des faux-semblants, chacun est jugé sur son image.

Le « cours » s’est complètement démonétisé au profit de l’investissement dans la vie de l’établissement, notion vague à l’aune de laquelle tout désormais se mesure. L’avancement de chacun en dépend ! Comme si, finalement, ces dix-huit heures de cours en présence des élèves n’étaient plus qu’une bagatelle, un ornement presque inutile et parasite, un accessoire.

Qui fait cours, le plus convenablement qu’il le peut (tâche très prenante et, exactement, herculéenne), est réputé ne rien faire car il a choisi de privilégier son enseignement plutôt que plastronner dans les réunions ou jeter de la poudre aux yeux dans des activités péri-disciplinaires ou parascolaires pourtant nettement moins fatigantes. Le voilà à présent suspect de ne pas vouloir « travailler en équipe » et de récuser les bienfaits démontrés scientifiquement de l’interdisciplinarité !

La « séquence didactique » fast-food, avec ses horaires en peau de chagrin, sa note unique de fin de séquence, son refus des apprentissages systématiques et cohérents, son apologie du saupoudrage, sa haine de la durée, anticipait déjà cette mécanique de la fuite en avant, cette logique d’économie sur la qualité. Le « cours de français », le vrai, il a déjà « pris cher » comme diraient nos élèves avec les pédagogies en vogue. Mais il est vrai que les élèves n’ont plus besoin de français. Ils maîtrisent parfaitement leur langue maternelle à l’écrit comme à l’oral depuis l’école primaire, le vocabulaire, la grammaire et surtout l’orthographe n’ont plus de secret pour eux.

Voué à la surchauffe et à la panne, le professeur est désormais une mauvaise machine dont l’énergie se dissipe à 80 % en vaine chaleur perdue dans l’air quand 20 % à peine de cette énergie contribue à éclairer les élèves et actionner les durs pistons de l’enseignement et de la transmission des savoirs. Les élèves font les frais de cette déperdition programmée.

Il faut redire ici, que 18 heures d’enseignement ou même 15 heures, et nous parlons de vrai enseignement et non d’animation, suffisent très bien à occuper pleinement cet être humain (normalement constitué physiquement et nécessairement beaucoup plus résistant nerveusement...) qu’on appelle un prof. Il est vrai qu’avec les nouveaux publics, la hausse constante du nombre d’élèves par classe, la baisse du volume horaire dans l’enseignement des fondamentaux, les injonctions contradictoires auxquelles nous soumettent des circulaires perverses et confuses qui donnent des gages tantôt aux « pédagogistes » tantôt aux « républicains », la mission est devenue impossible.

Une institution devenue folle

Mais alors, pourquoi vouloir rendre cette mission impossible... encore un peu plus impossible, en dévoyant complètement l’énergie des enseignants ? Pourquoi ces bâtons dans les roues, d’une institution devenue littéralement folle ?

Pourquoi laisser prospérer les officines privées appelées à compléter ce que l’école ne fait plus. L’une d’entre elles, Complétude, la bien nommée abreuve les parents de brochures luxueuses qui proposent...cours systématiques, exercices, révisions, travaux, méthodes, programmes ! Pratiquement des gros-mots ou des mots douteux dans notre chère Éducation nationale...

Bon, s’il y a Complétude ici, c’est qu’il y a Incomplétude là !

On a entrepris sciemment d’en finir avec l’Ecole de la transmission républicaine pour tous : c’est vu ! Notre système économique libéral exige cette fuite en avant et ce désengagement de l’Etat. L’école coûte trop cher. Mais même une usine à apprenant chargée de fabriquer de l’« employabilité » n’utiliserait pas une gestion du personnel aussi désastreuse et contreproductive et redirigerait les efforts des acteurs sur les apprenants au lieu de mouliner de l’air. On ne peut pas être libéral et bureaucratique.

Je vous le dis, en vérité, parce que je les connais un peu, les enseignants ont pour beaucoup épuisé leur enthousiasme.

Même dans le système capitaliste décrit par Marx, le prolétaire obtient le minimum vital par lequel il peut reconstituer sa force de travail pour retourner à son aliénation... Nos maîtres, cyniques et brutaux, n’auraient-ils donc pas pensé à conserver la nôtre pour faire perdurer ce qui ressemble de plus en plus à une exploitation ? Ou le « système » est-il devenu tellement pervers (comme dans certaines entreprises privées où les nouvelles techniques de management font rage…) qu’il n’anticipe même pas son autodestruction à long terme ? Qui (s’il y a encore derrière ce procès ahurissant un « qui ») laisse faire ou fomente ce saccage des esprits : institution scolaire, enseignants, élèves ?

Dans la loi d’orientation de 1989, le législateur voulait mettre l’élève au centre. Certains d’entre nous pensaient qu’il valait mieux y mettre la transmission des savoirs. De nos jours plus rien ni personne n’est au centre que le vide et le vent. Les inégalités s’accroissent dans l’indifférence, l’illettrisme galope, les marchands d’école prospèrent pendant qu’on empêche les enseignants d’enseigner.

(1) En vrac, voici à quoi peut s’employer aujourd’hui le professeur sur son temps de préparation, de correction et de reconstitution de son enthousiasme pédagogique. Liste non exhaustive... On attend avec impatience les réunions pour mettre au point les EPI en 2016 !
- Conseils de classe (douze par an, pour un prof certifié de lettres modernes en charge de 4 classes, neuf pour un agrégé).
- Pré-conseils (très souvent ils ne sont pas inclus dans le conseil de classe, il y en a donc autant que de conseils).
- Réunions parents/professeurs (deux par an).
- Réunions pour accompagnement personnalisé.
- Réunion de rentrée pour chaque niveau.
- Réunions remise de bulletins.
- Réunion préparation d’un « forum des métiers » en troisième.
- Réunion de concertation pour choix des sujets en commun.
- Réunion liaison CM2/6ème (tous les ans).
- Réunion sur le projet d’établissement (tous les ans).
- Réunion pour l’HDA (l’Histoire des arts).
- Réunion sur les voyages.
- Réunion mise en œuvre du socle commun.
- Réunion validation des compétences avec le logiciel.
- Réunion sur la validation du B2i.
- Réunion pour l’oral de l’HDA en 3ème.
- Réunion sur la DHG (Dotation horaire globale de l’établissement).
- Réunions du conseil pédagogique.
- Réunions CA.
- Réunions commission permanente.
- Réunion rattrapage Pentecôte (deux jours).
- Assemblée générale de rentrée.
- Conseils d’enseignement (deux fois par an).
- Réunion sur la remédiation et le soutien ou sur les cours de « méthodologie ».
- Réunion sur l’environnement numérique de travail.
- Réunion sur le cahier de textes électronique.
- Réunion choix des sujets du brevet blanc.
- Commissions d’appel en fin d’année.
(On reprend sa respiration...)
- Commissions éducatives.
- Réunion prise en compte du handicap spécifique d’un élève.
- Réunions préparation des jurys pour le rapport de stage en entreprise et soutenance orale (classe de 3ème).
- Réunion de bassin avec l’Inspecteur régional (IPR) pour la mise en œuvre des nouveaux programmes.
- Conseils de discipline.
- Réunion des modérateurs du brevet.
- Commission de choix des sujets.
- Commission d’harmonisation du brevet.
- Réunion du Comité de pilotage du projet d’établissement.
- Réunion pour les PAI (Projet d’action individualisé) ou les PPS (Projet personnalisé de scolarisation).
- Réunion constitution des classes de l’an prochain, etc.

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