Régis Debray : "La réforme du collège, un progressisme pour les nuls"

OPINION - Le projet de réforme du collège a été adopté vendredi par la communauté éducative. A la rentrée 2016, les langues anciennes, latin et grec, ne seront plus une option, mais enseignées via un Enseignement pratique interdisciplinaire (EPI) Langues et culture de l’Antiquité et un "enseignement de complément". Régis Debray, philosophe, écrivain, qui vient de publier Un candide à sa fenêtre (Gallimard, 21 euros), dénonce cette évolution.

"La réforme du collège montre bien la myopie de nos dirigeants. L’élimination mal camouflée du latin-grec, noyé dans ’l’interdisciplinaire’, oublie le fait que le secondaire, c’est d’abord la discipline. L’interdisciplinaire ne peut venir qu’après, dans le supérieur : mettre le toit avant les fondations, c’est détruire d’avance la maison. Cette fausse réforme applique au domaine scolaire la vision du monde de notre classe dirigeante. Elle est dépourvue de conscience historique, élevée dans la superstition de l’économie et des finances, vouée au culte exclusif du chiffre et du quantitatif. Les réducteurs de têtes viseront ensuite la littérature et le français, patois folklorique – le tout-économie va avec le tout-anglais –, et l’histoire sera réduite à la portion congrue. M. Moscovici communique déjà par lettres en anglais avec M. Sapin.

Le dédain des humanités vient d’une idée bébête, le progressisme pour les nuls, selon laquelle le nouveau efface l’ancien, et qu’avec l’innovation numérique on peut faire litière des héritages culturels. C’est exactement l’inverse de ce que l’on vit dans le monde entier : le postmoderne est plein de traditions retrouvées et curieusement rajeunissantes. Israël est un pays ultramoderne qui a fait resurgir une langue morte, l’hébreu. Qu’est-ce que le retour du religieux, aux États-Unis comme en Russie et en Chine, pour ne rien dire du monde musulman, sinon le fait que le contemporain a besoin de repères où se ressourcer, ancrés dans les tréfonds de l’âme collective. Pour le meilleur comme pour le pire. Les humanités, c’est pour le meilleur. Là où se brisent les chaînes de la transmission éducative renaît le pire, la religion sans culture, celle qu’encouragent les formations exclusivement technologiques. Faut-il rappeler que les cadres fondamentalistes, où que ce soit, sortent des facultés de sciences et des techniques, et non de celles de lettres?

La suppression de l’enseignement des langues anciennes entraîne la formation de générations sagement conformistes, le nez collé au Dow Jones. Le latin-grec donne les moyens du recul critique, les scientifiques sont les premiers à dire qu’ils ont besoin de ce mélange de souplesse et de rigueur d’esprit que donne la fréquentation des auteurs anciens. Mais l’enseignement du latin et du grec est jugé élitiste. À qui la faute? Quand l’école se dégrade, c’est l’ascenseur social qui s’enraye. Les riches envoient leurs enfants aux "States" ou dans le privé. Que les pauvres n’apprennent plus grand-chose en France dans l’école publique ne les gêne pas outre mesure. Le plus drôle est que le latin-grec se porte fort bien sur la côte est américaine. Il va bientôt falloir aller dans le Nouveau Monde pour se former aux cultures de l’Ancien. Qui va payer les billets d’avion? Certainement pas les fils d’ouvriers. C’est cela l’égalitarisme? L’émancipation par le savoir, ce n’est pas l’alignement sur le commun dénominateur, l’asymptote vers zéro. C’est la chance donnée au plus grand nombre de pouvoir retrouver les fondements de notre histoire commune. Et par là, de pouvoir tendre vers le plus haut, par l’effort et le travail."

Propos recueillis par Marie Quenet - Le Journal du Dimanche

dimanche 12 avril 2015

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