LE MONDE CULTURE ET IDEES

Haro sur l’heure espagnole Par Sandrine Morel (Madrid, correspondance)

C’est une « exception culturelle » pour les uns, une « anomalie historique » pour les autres. Le rythme de vie des Espagnols est déconcertant pour tous : non seulement pour les expatriés qui viennent travailler à Madrid ou pour les touristes qui choisissent de passer leurs vacances sur la Costa Brava, mais aussi pour certains Espagnols qui appellent de leurs vœux un changement qu’ils jugeraient salutaire. S’ils commencent le travail plus ou moins en même temps que leurs voisins européens, entre 8 heures et 9 heures, les Espagnols font une pause d’une demi-heure, voire plus, à 11 heures pour prendre le petit déjeuner copieux qu’ils négligent le matin. Ils déjeunent ensuite vers 14 heures, voire 15 heures, et y consacrent souvent deux heures, pour ne finir leur journée de travail que tard dans la soirée. Seuls 50 % d’entre eux sont rentrés à leur domicile à 20 heures, et il faut attendre 22 heures pour que cette proportion monte à 80 %.

Afin de remettre un peu d’ordre dans tout cela – et bien qu’il soit difficile de savoir si les Espagnols en ont vraiment envie –, la commission parlementaire de rationalisation des horaires s’est penchée sur la question. Le 26 septembre 2013, elle a rendu ses conclusions, après avoir entendu quelque 80 experts. Verdict : l’Espagne doit, d’urgence, adopter des horaires plus européens. Ou plutôt les retrouver, car ce qui semble être un phénomène culturel associé à l’idée de fiesta, de climat chaud et d’une intense vie nocturne remonte en fait au début de la dictature de Franco. « Ce rythme est lié à deux facteurs, explique Jos Collin, chef d’entreprise belge installé depuis quatorze ans en Espagne et auteur d’une thèse sur le sujet. D’une part, à l’adoption d’un mauvais fuseau horaire, en 1942 ; d’autre part, au pluri-emploi qui s’est développé après la guerre. Avant les années 1940, les horaires de l’Espagne étaient semblables à ceux de leurs voisins. »

En 1942, le Caudillo avait accepté de régler les pendules du pays sur l’Allemagne nazie, malgré la différence de longitude. Après la guerre, au lieu de synchroniser ses montres sur le Portugal ou le Royaume-Uni, situés sur le même fuseau horaire, l’Espagne est restée calée sur l’Allemagne et la France. « En hiver, quand on déjeune à 14 heures, il est 13 heures à l’heure solaire, ce qui est une heure normale pour déjeuner », souligne Ignacio Buqueras, chef d’entreprise et président de l’Association pour la rationalisation des horaires espagnols (Arhoe) et de la commission du même nom.

CUMULER DEUX EMPLOIS

Quant à l’organisation de la journée, elle est liée à la pauvreté dans laquelle la guerre civile et le régime franquiste avaient plongé le pays. De nombreux Espagnols cumulaient deux emplois : un le matin, de 7 heures à 14 heures, un autre l’après-midi, à partir de 16-17 heures. « Le pluri-emploi n’existe plus, mais il en reste des traces, comme le fait que les banques ne soient ouvertes que jusqu’à 14 heures », souligne M. Collin. Pour lui, comme pour de nombreux expatriés, attendre 14 heures ou 15 heures pour déjeuner relève du supplice. Mais ce n’est pas là le principal problème du rythme de vie particulier des Espagnols. « Ces horaires ont une incidence sur la santé, la productivité, la sinistralité ou encore l’échec scolaire », assure M. Buqueras, qui explique avoir rejoint par hasard le combat pour la « rationalisation des horaires ». Membre de la fondation Independiente, qui travaille sur la participation des Espagnols dans la société civile, il avait cherché, en 2003, à comprendre pourquoi « les Espagnols collaborent peu avec les ONG, les fondations ou les associations ». « La réponse se trouve dans nos horaires singuliers, assure ce septuagénaire hyperactif. Comme ils rentrent tard, ils n’ont pas de temps à consacrer à ça. »

Pour M. Buqueras, tous les maux ou presque de l’Espagne trouvent leur origine dans un mauvais usage du temps. « Si 90 % des programmes télévisés en prime time finissent après 23 h 30 et 55 % après minuit, comment voulez-vous que les élèves soient attentifs et concentrés en cours ?, s’exclame-t-il. Et s’ils se couchent à 1 heure du matin chaque nuit, les salariés seront peut-être ponctuels mais je doute qu’ils soient efficaces. » Les chiffres semblent lui donner raison. L’Espagne souffre d’un taux d’abandon scolaire parmi les plus élevés d’Europe : 25 %, soit le double de la moyenne établie par Eurostat. Ses résultats au test PISA demeurent, quant à eux, inférieurs à la moyenne européenne. Et la productivité espagnole est de 31,50 euros par heure travaillée contre 37,30 euros en moyenne dans la zone euro.

« L’Espagne est un pays “pauvre en sommeil”, confirme le docteur Eduard Estivill, spécialiste en médecine du sommeil à Barcelone, qui a participé à la commission parlementaire sur le sujet. Les Espagnols dorment en moyenne 40 minutes de moins que leurs voisins européens. Les conséquences de cette privation chronique de sommeil sont physiques et psychiques : fatigue, irritabilité ou perte de concentration par exemple. Les conséquences sont encore plus graves chez les enfants, surtout en termes de rendement scolaire. »

« HORAIRES RATIONNELS »

La vie de famille aussi en pâtit. Nieves Alarcon, vice-présidente d’Arhoe et professeure d’économie au centre universitaire Villanueva, spécialisé dans la conciliation familiale, défend avec ferveur un changement de rythme de vie en Espagne depuis la naissance de ses enfants. « Je me suis retrouvée dans la situation problématique d’être mère et de vouloir continuer à travailler. Or, trouver un équilibre entre vie de famille et vie professionnelle n’est possible qu’avec des horaires rationnels », explique-t-elle.

Dans les parcs de Madrid, à 18 heures, les enfants crapahutent sous les regards bienveillants des nounous et des internas, ces gouvernantes qui travaillent et vivent au domicile des familles aisées. Peu de parents sont là. « C’est sans doute une autre conséquence de nos horaires », assure Nieves Alarcon. Selon une enquête qu’elle a codirigée, 45 % des étudiants interrogés pensent que la paternité peut être un obstacle à leur carrière professionnelle. Pour les experts, il n’est donc pas à exclure que le très faible taux de natalité espagnol (à peine 9,7 enfants pour 1 000 habitants, contre 12,5 en France) et l’indice de fécondité, de seulement 1,2 enfant par femme, soient une autre conséquence du rythme de vie.

C’est aussi parce que les horaires lui semblaient néfastes à l’éducation de ses enfants que M. Collin s’est penché sur la question. « Parfois, les gens en sont fiers et brandissent le slogan “Spain is different”, mais la réalité est qu’il n’y a pas de temps libre en semaine dans ce pays et pas non plus de moments pour la vie de famille. Et que, derrière ces horaires, il y a un machisme très fort, beaucoup d’hommes préférant rentrer tard pour éviter d’assumer des responsabilités du foyer », estime-t-il.

La commission pour la rationalisation des horaires propose une véritable révolution. « Manger en 40 minutes est suffisant à l’heure du déjeuner. Commencer entre 7 h 30 et 9 heures et quitter le travail entre 16 h 30 et 18 heures est possible », affirme M. Buqueras, qui demande « cinq grands pactes » pour mener à bien le changement : avec le gouvernement pour revenir à l’heure solaire dès le 29 mars ; avec les chaînes de télévision pour avancer l’heure de diffusion des matchs de football et celle du prime time, qui est à 22 heures ; avec les partis politiques ; avec la société civile ; et avec les organisations syndicales et patronales. « Nous voulons que, lors des prochaines élections européennes, il soit question de l’harmonisation des horaires européens », ajoute M. Buqueras. Le ministre de l’économie, Luis de Guindos, a promis de ne pas laisser son rapport moisir dans un tiroir, mais il doit affronter de nombreuses réticences : tous les Espagnols ne sont pas prêts à perdre une heure de soleil le soir, tous les chefs d’entreprise à raccourcir les journées de travail et tous les sociologues à voir s’homogénéiser les modes de vie européens.

Parler du rythme des Espagnols, c’est toucher à l’identité du pays. Peut-on changer l’un sans changer l’autre ? Pour le sociologue Ramon Ramos, la question est « polémique ». « Consacrer un temps important au déjeuner, à la différence des pays du nord de l’Europe où prédomine la culture du lunch pris sur le pouce, coloniser la nuit comme le font les Espagnols, occuper la rue, qui est un lieu de socialisation, et les bars, qui sont de véritables institutions, tout cela n’est pas nécessairement négatif, affirme ce professeur spécialisé dans l’usage du temps à l’université Complutense de Madrid. Et, même si la longue coupure de la pause déjeuner, le fait de se coucher plus tard que le reste des Européens ou l’allongement de la journée de travail peuvent avoir des effets néfastes, nous ne pouvons pas nous considérer seulement comme des acteurs économiques plus ou moins rentables », souligne-t-il, rappelant que l’Espagne est le pays qui affiche, après le Japon, le plus grand nombre de centenaires.
A LIRE

« LES ESPAGNOLS DE LA GUERRE CIVILE À L’EUROPE » d’Alexandre Fernandez (Armand Colin, 2008).

«ESPAGNE » de Bartolomé Bennassar et Bernard Bessière (La Découverte, 2012).

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