Barcelone entre séduction et sécession Par Philippe Nourry

Salon du livre. Du 22 au 25 mars, Paris accueille Barcelone comme ville invitée. Tour d’horizon d’une capitale où se concentrent la majorité des éditeurs de la péninsule et une pléiade d’écrivains, mais dont l’universalisme est en contradiction avec la tentation séparatiste.

Après Buenos Aires en 2011 et Moscou en 2012, le choix de Barcelone et de ses écrivains pour animer le Salon du livre de Paris nous rapproche un peu de nous-mêmes, tant cette ville assume depuis longtemps le rôle de passerelle artistique et littéraire entre l’Espagne et la France. Non contente d’avoir été, pour Picasso et tant d’autres, l’étape intermédiaire avant leur grand bond vers les hauteurs de Montmartre et Montparnasse, elle n’a jamais cessé de revendiquer ce rôle de ville phare de la culture que lui assignaient ses propres créateurs catalans, de Gaudí à Miró et Dalí, et le prestige que lui valaient une pléiade d’auteurs hispaniques attachés à leurs racines urbaines et la plus forte concentration d’éditeurs de la péninsule.

En sens inverse, même attraction. On entre en Espagne par Barcelone, comme par un sas familier, avant d’éprouver de plus violentes émotions. Montherlant, en 1925, y traque dans les caf’conc’ du Paralelo sa “petite infante de Castille” (qui n’est peut-être qu’un infant). George Orwell, pendant la guerre civile, y évalue son engagement révolutionnaire à l’aune de ses désillusions. Jean Genet et André Pieyre de Mandiargues, naturellement ou fictivement, s’abandonnent aux séductions de la vie marginale dans ses bas quartiers qui n’ont de “chinois” que leur nom. Avant que les grands travaux hygiénistes précédant les JO de 1992 ne les débarrassent de leurs matelots interlopes, de leurs mauvais garçons et de leurs mythiques prostituées.

Autre époque que la nôtre où l’on prend les choses beaucoup plus au sérieux ! Entre-temps, une fois refermée la longue parenthèse franquiste qui avait laissé les choses et leur pittoresque plus ou moins en état, Barcelone est devenue un peu moins espagnole et beaucoup plus catalane. Certains Barcelonais avouent même : un peu plus provinciale. Rien de bien étonnant dans cette évolution qui accompagne une politique régionale depuis longtemps déjà résolument nationaliste et aujourd’hui au bord de la revendication séparatiste.

Les nationalistes catalans, du moins les plus déterminés, ont bien saisi que la langue était la vraie matrice d’un peuple et de sa nation. Ils ont donc tout fait pour imposer la leur, le catalan, au détriment du castillan parlé dans l’ensemble du pays — y compris bien entendu chez eux —, quitte à voir émigrer vers Madrid bon nombre d’étudiants étrangers, d’illustres auteurs hispano-américains ou même d’éditeurs, et quitte surtout à s’appauvrir de cette culture bilingue catalane et espagnole qui avait toujours été la leur. Car si la langue catalane — parlée avec quelques variantes dans toute l’aire de l’ancien royaume d’Aragon, non seulement en Catalogne mais à Valence et aux Baléares — a d’incontestables lettres de noblesse, qui remontent fort loin, au Majorquin Raymond Lulle comme au chevalier valencien Joanot Martorell (auteur de ce Tirant le Blanc qu’appréciait tant celui de Don Quichotte), et a été revivifiée au XIXe siècle par le puissant mouvement linguistique de la Renaixença, si sa pratique culturelle de plus en plus répandue incite nombre d’écrivains catalans à s’exprimer aujourd’hui, sans confidentialité, dans la langue qu’ils ont reçue au berceau, on voit bien aussi que cette politique du “tout catalan” ne trouve de légitimité que dans son propre projet politique.

La Catalogne n’est pas la Belgique où deux cultures s’affrontent de part et d’autre du limes latin, les deux langues sont ici aussi soeurs que, chez nous, les parlers d’oïl et d’oc : vouloir exclure l’une au seul profit de l’autre serait comme séparer des jumelles nourries au même sein. Ouverte depuis des siècles à tous les courants migrateurs de l’Espagne, de même qu’à un monde qui ne reconnaît que l’espagnol comme langue universelle, la Catalogne et plus encore sa métropole y perdraient sans profit la moitié de leur âme. La résistance du castillan dans la grande presse, l’édition et les usages — fussent-ils officiellement contrariés comme le catalan l’avait été, plus sévèrement il est vrai, pendant la dictature — témoigne d’ailleurs de l’ineptie de tout projet d’exclusion linguistique.

Ce Salon du livre nous offre encore l’occasion de le vérifier car, si une vingtaine d’écrivains de langue catalane y figurent en bonne place, de Jaume Cabré à Quim Monzó et Sergi Pàmies, tout en rendant hommage à leurs prédécesseurs, les Josep Carner, Salvador Espriu, Josep Pla (dont Gallimard réédite le Carnet gris) ou encore Mercè Rodoreda (Miroir brisé), le haut du pavé de Barcelone est encore occupé par les auteurs de langue espagnole que tout le monde connaît.

À défaut de Juan Marsé, représenté par sa fille Berta (En échec chez Christian Bourgois), et de Manuel Vázquez Montalbán, disparu en 2003 mais dont le Seuil vient de rassembler en trois gros volumes les Enquêtes de Pepe Carvalho, qui valent beaucoup mieux que de simples polars, à défaut de Carlos Ruiz Zafón (l’Ombre du vent) dont les best-sellers sont tout autant d’hommages à Barcelone, on y croisera peut-être Eduardo Mendoza, l’auteur célèbre de la Ville des prodiges, dont le dernier ouvrage, la Grande Embrouille (sorti ces jours-ci également au Seuil), renoue avec la veine picaresque de ses premiers romans. Et plus sûrement Javier Cercas, encore auréolé du succès de ses livres en prise directe sur l’histoire récente de l’Espagne (les Soldats de Salamine, Anatomie d’un instant), et ce nouveau venu, Albert Sánchez Piñol qui, après des fictions plus légères, nous livre, chez Actes Sud, un ambitieux et très vivant récit historique, Victus, consacré au terrible siège que soutint Barcelone en 1714 contre les troupes franco-castillanes du premier roi Bourbon d’Espagne. L’auteur avoue d’ailleurs qu’après avoir tenté d’écrire en langue locale cette histoire tout à la gloire de l’héroïsme catalan, il avait dû y renoncer. Question d’audience, peut-être, mais plus encore d’expression naturelle.

Que nous disent en effet ces écrivains hispanophones de Barcelone, tous si attachés à la ville dont ils ont fait le théâtre de leurs oeuvres — et parfois même, comme Vázquez Montalbán avec un sentiment d’appartenance quelque peu exclusif —, si ce n’est, comme Marsé, Mendoza ou Juan Goytisolo, que leur vraie patrie reste la langue de Cervantès, même si celle de Verdaguer et de Maragall, grands poètes catalans, leur est tout aussi familière ? Et que si un jour, redouté par certains, cette culture naturelle du bilinguisme faisait les frais d’un chauvinisme sans horizon, Barcelone l’universelle ne serait plus dans Barcelone. Qu’elle ne serait plus vraiment la leur. Ni la nôtre non plus. Le proverbial et très réaliste bon sens catalan devrait, fort heureusement, nous offrir de plus sages perspectives.

Un fort joli livre, qui complète, mais hors Salon, les sorties en librairies de ce mois, celui de l’écrivain majorquin José Carlos Llop (Dans la cité engloutie, Éditions Jacqueline Chambon), incite à cet optimisme. L’auteur, pur Catalan, y célèbre, dans un non moins pur castillan et avec une sensibilité aussi proustienne que modianesque, l’insularité de Palma, sa belle et secrète ville natale, jamais abandonnée. Mais c’est, dans son propos, une insularité qui s’ouvre au monde, sans réduire, ni morceler, ni enfermer. Heureux exemple et bon viatique pour l’avenir de Barcelone !

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