Le Point - Publié le 31/05/2012

Ceux qui ont ruiné l’Espagne Les folies immobilières torpillent le pays. Et menacent l’Europe.

"Dans la Roumanie de Ceausescu ou une république bananière, ce genre de chose ne surprendrait pas trop, j’imagine. Mais l’avoir sous mes yeux, ici, tous les jours, c’est surréaliste." L’objet d’effarement de ce garde de sécurité, c’est un aéroport flambant neuf au milieu de nulle part, à 40 kilomètres de Castellon de la Plana, la principale ville du nord de la région de Valence. Inauguré il y a un an et prévu pour accueillir 600 000 touristes annuels du sol y playa (soleil et plage), tout est en place, la rocade autoroutière, la signalisation, la tour de contrôle, les halls marbrés du terminal, une piste d’atterrissage conçue pour des Airbus, un parking gigantesque bordé de lampadaires design... Il n’y manque qu’une seule chose : les avions.

On ne risque pas d’en voir de sitôt, car, "faute de moyens financiers", la direction n’a toujours pas sollicité les autorisations nécessaires ni pris contact avec la moindre compagnie aérienne. La facture est salée : 150 millions d’euros dépensés pour la construction, 30 millions en publicité, 300 000 pour ériger à l’entrée une colossale statue évoquant un culte de la personnalité à la nord-coréenne - elle représente Carlos Fabra, le cacique provincial et inspirateur du projet. Tout ce pactole, de l’argent public surtout, et pas un seul avion. Depuis un an, la direction interdit l’accès aux médias, n’autorisant qu’une poignée de visites à des gens du coin, ahuris de déambuler sur un tarmac envahi par des colonies de lapins. À Castellon, on l’a ironiquement baptisé le "premier aéroport piétonnier du monde".

Le paradis des "eventos"

L’ubuesque et stérile démesure du lieu illustre aussi bien l’actuelle gueule de bois d’une région exsangue que l’ivresse des années champagne qui l’ont précédée. Lorsque, il y a une dizaine d’années, Carlos Fabra lance ce projet, il a dans l’idée de construire tout autour des macrolotissements - qui, finalement, ne verront jamais le jour. Jusqu’à 2007, ce genre de lubie était monnaie courante à Valence. Alors que les orangeraies du littoral laissaient place à des cités-champignons pour vacanciers en chemise à fleurs, la région valencienne flambait plus encore que les autres. Elle était devenue la vitrine du "miracle espagnol", lorsque le crédit facile boostait un BTP en état de grâce. Des constructeurs valenciens (Banuelos, Roig, Ger...) faisaient irruption dans les listes de Forbes, figures enviées du Spanish dream.

Rien n’était trop grand pour des dirigeants politiques décomplexés se targuant de damner le pion à la Catalogne voisine : l’organisation de l’America’s Cup, un circuit de Formule 1 dans les rues de Valence, la fastueuse visite du pape Benoît XVI en 2006, les studios de cinéma à Alicante, le parc d’attractions Terra Mitica à Benidorm... La région est alors le paradis des eventos (l’événementiel), congrès du tourisme, foires internationales, masters de tennis... Le survolté président de la région, Francisco Camps, apparaissait comme l’icône des nouveaux riches espagnols, n’hésitant pas, pour célébrer chaque evento, à parader en Ferrari sous une pluie de confettis. "Valence est le meilleur du meilleur", clamait-il avec flamme. À Madrid, le Parti populaire (PP, centre droit) citait en exemple le succès régional grâce à l’"extraordinaire gestion" de Camps. "On vivait tous dans une sorte de soûlerie générale", se souvient Vicente Boluda, le président des entrepreneurs valenciens.

La région cuve aujourd’hui sa cuite : la ruine est aussi bien morale que financière. Francisco Camps, "démissionné" en 2011, est poursuivi en justice pour avoir bénéficié de pots-de-vin dans le cadre d’un vaste scandale de corruption ayant souillé l’image de la région. "Le roi est nu", rigole un hôtelier. Valence est devenue "le pire du pire", selon le quotidien économique Cinco Dias ; les caisses publiques sont vides et, parmi les dix-sept communautés autonomes (les régions), sa dette est la plus lourde - 21,5 % du PIB, juste devant la Catalogne.

La cure d’austérité a gelé les chantiers publics, entraîné la baisse des salaires des fonctionnaires et décuplé les taxes universitaires. La menace de défaut plane. Heureusement, la dette sera mutualisée avec l’Espagne par le biais d’"hispanobonds". Sinon, la région valencienne n’aurait pu honorer les 5 milliards d’euros qu’elle doit rendre d’ici à fin 2012. Les investisseurs étrangers l’ont dans leur ligne de mire : elle doit emprunter à un taux proche de 7 %, pire que le Portugal. "Si on était une entreprise ou une nation indépendante, admet un dirigeant local du PP, ce serait depuis longtemps la banqueroute."

Si l’Espagne a chuté, Valence a dégringolé. "La région est un condensé du mirage de prospérité que fut la fièvre immobilière. Personne ne voulait imaginer que cela allait s’arrêter, c’était trop beau", diagnostique Josep Torrent, du quotidien El País. En 1995, le gouvernement Aznar réforme la loi du sol : tout terrain est désormais constructible. À Valence, perle méditerranéenne qui vivait jusqu’alors de son agriculture, la voracité immobilière est spécialement intense : de la monoculture de la naranja (l’orange) on passe en une décennie à la monoculture du ladrillo (la brique). En bord de mer ou à flanc de sierra pullulent les urbanizaciones, ces damiers de résidences secondaires pour retraités britanniques ou espagnols lambda.

Bétonnage sans frein

Les crédits bancaires coulent alors à flots, la connivence entre promoteurs et édiles facilite un bétonnage sans frein, il n’y a pas de limites pour ces châteaux de sable. Aujourd’hui, à l’aune de l’explosion de la bulle immobilière en 2007, on fait le compte : sur le million de logements vides en Espagne, un quart se trouvent sur les côtes valenciennes. Lestées d’actifs immobiliers dits "toxiques", les deux caisses d’épargne historiques ont été repêchées par l’État (CAM, 99 % de crédits liés au BTP ! ; Bancaja, nationalisée), et Banco de Valencia a coulé. "Il faut le faire : en moins d’un an, notre système financier a volé en éclats, s’indigne Ximo Puig, président régional du Parti socialiste. Tout cela parce qu’on a tout misé sur un seul secteur ; pendant ce temps, nos industries traditionnelles - jouets, céramique, chaussures - sont passées au second plan et manquent de compétitivité." Résultat des courses : on est passé du quasi-plein-emploi à un chômage atteignant 28 % !

La débauche de moyens est telle que, souvent, c’est à se demander si les concepteurs de ces projets pharaoniques - une nébuleuse d’élus et de constructeurs - n’avaient pas pété les plombs. "Fous, ils ne l’étaient pas complètement, rigole Ximo Puig. Ils ont certes dépensé tels des cheikhs du Golfe, mais sans risquer un seul sou de leur poche, recourant toujours à de l’argent public via les caisses d’épargne." Le premier fiasco, en 1995 : le parc thématique Terra Mitica, à Benidorm ; il a coûté 377 millions d’euros, bradé récemment au groupe privé Aqualandia pour six fois moins cher. À Alicante, la Cité de la lumière agonisante, dont les studios de cinéma plongent dans la mer, a englouti 300 millions d’euros, pour l’essentiel des fonds européens.

Après pareille chute, on sombrerait ailleurs dans la déprime la plus profonde. Pas ici. On est "un peu tristes", tout au plus, chez ces Méditerranéens bons vivants : "Nadie te quita lo bailado" ("personne ne peut t’enlever les plaisirs d’hier"). Les 6 millions d’habitants de la province semblent mus par une vitalité insouciante. Maria Carmen, avocate résidant depuis douze ans à Alicante mais d’origine navarraise, a cette explication : "C’est un peuple de Fallas." Les Fallas, la fête dionysiaque annuelle, ce sont ces figures en carton-pâte qu’on prépare pendant des mois, qu’on expose pendant des jours, et qu’on brûle en quelques minutes. "Ça fait du bruit, c’est hypercoloré, spectaculaire, vide à l’intérieur ; puis, pfft ! c’est fini, plus de trace. Ils en raffolent."

"Du clinquant et de la frime"

Il n’est pas rare, ici, de souscrire un crédit bancaire pour s’offrir un voyage à New York ou aux Caraïbes. "Dans l’unique but, poursuit Maria Carmen, de raconter le voyage ! Et puis, voyez les cadeaux dans tous les scandales de corruption dans la région, des Rolex, des costards ultrachics, des filles, des traversées en jet. Que du clinquant et de la frime !" Même l’enrichissement illicite et les pots-de-vin ne scandalisent personne.

Retour à Castellon, direction le littoral. À côté de l’ancien village de pêcheurs d’Oropesa del Mar se dresse face à la mer le complexe résidentiel Marina d’Or, avec ses hôtels-spas, ses arbres sculptés, ses restaurants kitsch et ses jardins d’enfants aux figures mythologiques. Un rêve de classes moyennes endettées jusqu’au cou. Dans ce qui ressemble à un monumental temple hindou, la maquette du lotissement tente de séduire de nouveaux acheteurs. En vain. Et pourtant. À Castellon, politiciens, entrepreneurs, commerçants, tous croient dur comme fer que "cela va reprendre". On parle d’un prochain débarquement de Russes, de Turcs, de Scandinaves... "C’est une simple question de patience. Et alors, l’aéroport aura enfin des avions !" assure José Roca, représentant des chefs d’entreprise locaux. Non loin de là, Marina Golf attend son hypothétique clientèle, un macroprojet de 40 000 logements, 12 terrains de golf, une pléiade d’hôtels, et un (énième) parc thématique, sur le cirque. Il s’intitule "Dix-sept ans de monde d’illusions". Cela ne s’invente pas...

Le désastre bancaire

L’Espagne prend la mesure du désastre : infestées d’" actifs toxiques " liés à l’effondrement du secteur immobilier, nombre de banques et de caisses d’épargne ont été mises sous tutelle de l’Etat ou sont au bord de la faillite. Le fait le plus saillant : le sauvetage de la quatrième entité du pays, Bankia, dans laquelle il a fallu injecter près de 24 milliards d’euros sous forme de dette publique - soit six fois le montant dont dispose le fonds de garantie bancaire, le FROB ! D’autres banques pourraient bien chuter. Au total, les actifs douteux liés aux BTP dépasseraient 180 milliards d’euros. Or, astreint à l’impossible tâche de réduire le déficit public de 8,9 % à 5,3 % cette année, le gouvernement n’a pas les moyens de recapitaliser ses banques en difficulté - un effort que les analystes chiffrent à 50 milliards d’euros. D’autant que les marchés financiers achètent à reculons la dette souveraine, dont la prime de risque se situe au-dessus des 500 points de base, un niveau intenable à terme. Quant aux régions, elles sont aux abois. Même la riche Catalogne a remisé au vestiaire ses velléités indépendantistes pour réclamer à Madrid la création d’" hispanobonds "

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