La direction générale de l’enseignement scolaire, une citadelle kafkaienne

Pour Suzanne Citron, historienne, «l’existence de monstres bureaucratiques comme la DGESCO invite impérativement à repenser les structures, les pouvoirs, le relationnel d’un projet éducatif pour le XXIe siècle. Une école plus humaine, plus créative, plus efficace est à réinventer».

La polémique cristallisée autour de la suppression d’environ 60.000 postes d’enseignants depuis 2007 et de la proposition de François Hollande de rétablir ce nombre en cinq ans laisse de côté tout questionnement de fond. Pourtant, depuis des années, l’Education nationale vit dans un malaise que l’avènement de Nicolas Sarkozy et la gestion autoritaire et incohérente des ministres Darcos et Chatel a transformé en désastre. Les symptômes les plus graves sont, d’une part, la disparition chaque année dans la nature de 250.000 décrocheurs de l’enseignement secondaire et, d’autre part, le caractère foncièrement élitiste du système français, performant pour une minorité, mais reconnu peu efficace pour les autres (rapport PISA). Le climat de violences et les difficultés actuelles des enseignants désormais privés d’une réelle formation professionnelle sont inséparables de cette inefficience.

Certaines raisons historiques sont à rappeler. Dans les années 1880, la IIIe République avait mis sur pied le système des deux écoles –l’école du Peuple (le primaire), l’école de l’élite (le secondaire) destinée à l’encadrement de la nation. En 1960-70, la Ve République a rendu l’enseignement obligatoire jusqu’à 16 ans en généralisant l’enseignement secondaire et le baccalauréat s’est imposé comme enjeu emblématique. Mais les pouvoirs n’ont pas su inventer une culture et des modalités nouvelles pour accompagner ce changement, ce qui a particulièrement fragilisé le maillon déterminant du collège.

On a certes beaucoup glosé autour du mammouth, mais sans jamais faire l’exploration clinique d’une machinerie administrative dont les linéaments remontent au consulat et qui reste caractérisée par la centralisation bureaucratique et les hiérarchies politique et administrative. Du ministère aux établissements scolaires, l’Education nationale est gérée d’en haut par des textes et des circulaires rédigés dans des bureaux cloisonnés et qui sont imposés au terrain par les relais territoriaux des rectorats et des académies et par les diverses inspections. Maintenue et densifiée par la IIIe République, cette organisation n’a jamais été remise en question. Les surcoûts et les dysfonctionnements d’un système qui survalorise un modèle de savoirs encyclopédiques juxtaposés n’ont pas été évalués.

Or, dans les dernières décennies, la complexification de la société s’est propulsée dans le système éducatif: révolution électronique et informatique, mutations urbanistiques, multiplication des savoirs et des problématiques, directives européennes... La machinerie napoléonienne a enregistré ces interpellations par la prolifération de cellules centrales. Chaque nouvelle «mission» de l’éducation donne lieu à la création d’un bureau ou sous-bureau spécifique: «valeurs de la république», «développement durable», etc. Ainsi s’est constitué, en concurrence avec l’Inspection générale maintenue comme structure à part, un monstre bureaucratique dénommé Direction générale de l’enseignement scolaire, DGESCO, dont voici un aperçu de l’organigramme (voir aussi sur le site du ministère ou télécharger l’organigramme de l’administration centrale du ministère).

Cette citadelle kafkaienne rend totalement opaque le processus de prise de décision. Elle est l’exemple saisissant de l’incapacité de l’institution à reformuler un objectif global et lisible sauf à «moderniser» le monstre en le coiffant d’une direction des ressources humaines. Dans son rapport de mai 2010 sur l’éducation, la Cour des comptes ne s’est pas penchée sur ce dispositif central, son fonctionnement, son coût en directeurs, exécutants, matériel, productions, ni sur son efficience. Or au niveau du terrain, le résultat est catastrophique. Chaque bureau ou sous-bureau justifie son existence par une prolifération de textes plus ou moins abscons ou superfétatoires. Ils inondent les boîtes électroniques des enseignants et leur tonalité d’injonction abstraite est la négation de la créativité et de l’inventivité qui sont les piliers du métier d’enseignant face à la diversité des situations vécues (1).

L’usine à gaz de la DGESCO matérialise la logique à la fois dispendieuse, inefficace et perverse d’une machinerie ministérielle d’inspiration napoléonienne et qui aujourd’hui prétend «manager» l’enseignement scolaire français par des commandes cloisonnées, tatillonnes et déconnectées de la réalité des terrains.

Non seulement ce fatras de textes est inutile, mais il a un effet déstabilisant. «Ces textes, témoigne une enseignante d’histoire-géographie en collège, arrivent généralement sur nos boîtes mail académiques (que personne ne consulte). Ils sont tous mis en ligne au préalable sur eduscol [site officiel du ministère]. Parfois le mail académique est doublé d’une note des IPR [inspecteurs pédagogiques régionaux] qu’on reçoit soit par voie électronique soit très tardivement dans nos casiers d’enseignants.

Ce qui est incroyable c’est le nombre et le volume respectif de ces productions qui ne sont qu’un écho papier aux éléments de langage que nous servent les IPR. Personnellement j’ai l’impression, dès que j’entends les uns ou lis les autres, de subir une paralysie du cerveau mais, plus douloureux, d’y perdre le sens de mon métier et des disciplines que j’enseigne. Et c’est là où ils sont très forts car ils attaquent la réserve d’adrénaline qui nous permet de tenir encore et malgré tout.»

Il ne s’agit évidemment pas de supprimer l’encadrement national de l’éducation publique, ni, comme l’annonce Luc Chatel, de transférer tous les pouvoirs –dont l’évaluation des enseignants– aux chefs d’établissements. Mais l’existence de monstres bureaucratiques comme la DGESCO invite impérativement à repenser les structures, les pouvoirs, le relationnel d’un projet éducatif pour le XXIe siècle. Une école plus humaine, plus créative, plus efficace est à réinventer. Le Centre définira les grands objectifs, les contenus, les statuts dans leur généralité. Ils coifferont les différents niveaux du terrain avec suffisamment de souplesse, pour solliciter, encourager, multiplier les initiatives et les réponses à la diversité des situations locales. La mission du service public sera clairement redéfinie.Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, le système aboutit à la sélection d’une méritocratie dans une société de plus en plus inégalitaire. Le respect et la valorisation de tous les talents doit être la charte de base d’une vraie réforme de l’éducation, parallèlement à une politique de réduction des inégalités de statut économique et de considération. Certes la (re)fondation d’une société des égaux (2) ne se fera pas sans la recherche d’une alternative au capitalisme de la concurrence débridée et du tout financier. Il n’en demeure pas moins que le démantèlement d’usines à gaz comme la DGESCO et donc de la réorganisation du ministère sont un impératif incontournable pour redonner du sens à l’éducation des élèves.

(2) Consulter par exemple le Vade-mecum des capacités en histoire-géographie-éducation civique ou la circulaire sur l’Evaluation de l’histoire des arts à compter de la session 2012

(3) Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Seuil 2011.