Des folies en Espagne Le Monde - 19.11.11

(actualisé le )

Emblème de la folie urbanistique

Le plus compliqué a été de choisir. Pour El País, il était clair qu’il fallait réaliser plusieurs reportages sur les investissements pharaoniques qui ont été faits en Espagne ces dernières années. Mais sur lequel devions-nous nous concentrer ? Des dizaines d’aéroports ont été construits dans des capitales de province, d’accord. Mais, comment en choisir un parmi tant d’autres ?
Celui de Huesca (Aragon), par exemple, était resté sans vols commerciaux depuis avril, mais en conservant un effectif de 30 employés et un piquet de six pompiers. Celui de Castellón (région de Valence) a coûté 150 millions d’euros et a été inauguré en mars. Pas un seul vol n’a encore décollé, mais il est déjà prévu de dépenser plus de 100 000 euros par an afin que huit faucons et huit furets, avec leurs soigneurs respectifs, tiennent la faune à distance des installations. Et pendant ce temps-là, le directeur touche plus de 100 000 euros par mois. Il y avait d’autres aéroports très tentants pour écrire à leur propos : Burgos, Leon, Salamanque, Lleida... Mais, finalement nous avons choisi celui de Ciudad Real (Castille-La Manche), le plus coûteux de tous.

Dans cette ville d’à peine 72 000 habitants, à 200 km au sud de Madrid, a été construite en 2008 l’une des plus grandes pistes d’Europe, d’une longueur de 4 200 mètres, où pourrait même atterrir l’Airbus A 380, l’avion commercial le plus grand au monde. On a même construit une passerelle pour relier le terminal aux voies à grande vitesse qui passent à moins d’un kilomètre de là. L’aventure a coûté 500 millions d’euros et, trois ans plus tard, l’échec est évident : la passerelle est restée suspendue en l’air comme une métaphore de rêves brisés. Il n’y a pas de vols commerciaux. Et les 80 employés, qui restent dans les locaux après plus de cent licenciements, préfèrent ne pas parler à la presse, pour qu’on ne remarque pas qu’ils sont toujours là. Moins ils feront de bruit, mieux cela sera, ainsi nous oublierons que ce mégaprojet continue à perdre de l’argent. Des dizaines de travailleurs vont et viennent chaque jour sur un site où atterrit uniquement, de temps en temps, l’avion de tourisme d’un cheikh arabe qui vient chasser le week-end.

Ce qui m’a le plus surpris, c’est qu’il n’y ait pas un sentiment général d’indignation face à pareil gaspillage d’argent public. Plutôt des haussements d’épaules. Très peu nombreux furent ceux qui s’opposèrent au projet. "C’était très mal vu de le critiquer, m’a expliqué Carlos Otto, un journaliste de Ciudad Real. C’était comme aller à l’encontre des intérêts du peuple. Seuls les écologistes l’ont fait. Et certains d’entre eux ont reçu des pressions et ont cessé d’apparaître dans la presse." "Nous n’avons pas été une voix critique, a reconnu Felipe Pérez, secrétaire général du syndicat Comisiones Obreras à Ciudad Real. Mais lorsque l’on vous dit que l’on peut créer jusqu’à 20 000 emplois, comment dire non ?"

Les hommes politiques du Parti socialiste (PSOE) et du Parti populaire (PP) allèguent que l’argent qui y a été investi était privé. Mais il y a une petite astuce dans cette affirmation : la Caja de Ahorros de Castilla la Mancha (CCM) (Caisse d’Epargne de Castille-La Manche), dont le conseil d’administration était nommé par les gouvernants locaux du PP et surtout du PSOE, possédait 35 % des actions. De plus, elle a prêté de l’argent à des actionnaires privés à hauteur de 25 %. Vu dans cette perspective, il n’est pas surprenant que la Banque d’Espagne ait dû prendre le contrôle de cet établissement surendetté en mars 2009.

Après Ciudad Real, nous avons voulu savoir ce qui s’était passé à Séville (Andalousie) avec le stade presque oublié de la Cartuja, inauguré en 1999 pour postuler à la candidature des Jeux olympiques de 2004. L’odyssée de ce projet a été, comme me l’a dit son directeur gérant actuel, Manuel Zafra, l’histoire d’un "poyaque". Le "poyaque" est un jeu de mots connu uniquement dans certains milieux andalous. "Po ya que" comme déformation de "pues ya que", "puisque". Puisque nous sommes ici, on fait ça... Puisque Barcelone a obtenu les Jeux olympiques, pourquoi pas Séville ?

Et le résultat a été un investissement de 120 millions d’euros pour construire un stade dans une ville qui comptait déjà deux enceintes de football de première division, celles du Betis et du FC Séville. Aujourd’hui, seules neuf personnes sont chargées de gérer un stade auquel la ville a tourné le dos. Les grands spectacles sportifs ont été une exception. De temps en temps, l’enceinte est louée pour le tournage d’un film ou pour une célébration religieuse, et c’est ainsi que passent les jours.

Le "poyaque" ne s’est pas uniquement développé à Séville. En octobre 1997, a été inauguré à Bilbao le Musée Guggenheim. Il a coûté 126,5 millions d’euros, auxquels s’ajoutent les 30 millions de sa collection permanente. Depuis le début, le projet s’est avéré un succès indiscutable. Des architectes du monde entier ont salué l’oeuvre de Frank Gehry et le musée a attiré les touristes dans la ville. Cela a marché au Pays basque, alors pourquoi ne pas faire quelque chose de semblable, mais beaucoup plus spectaculaire, en Galice ? Et c’est ainsi que le président de la région de l’époque, Manuel Fraga, à présent retiré de la vie politique à 89 ans, a commencé à parler de son rêve après l’inauguration du Guggenheim : la Cité de la culture de Galice, à Saint-Jacques-de-Compostelle.

En 1999, Manuel Fraga a convoqué un concours d’architecture international remporté par l’Américain Peter Eisenman. Et, en 2001, a été posée la première pierre sur le mont Gaias, à deux kilomètres du centre de Saint-Jacques-de-Compostelle, commune d’à peine 94 000 habitants. On allait construire six bâtiments, avec un budget de 108 millions d’euros, moins que le Guggenheim. Le projet serait fini en trois ans. Dix ans plus tard, plus de 400 millions d’euros ont été investis, un chiffre équivalent à quatre stades comme celui de Séville, seuls quatre bâtiments ont été construits - les travaux des deux autres, qui sont les plus importants, sont prévus au mieux en 2014.

Wilfred Wang, le seul architecte du jury qui a voté contre le projet, calcule que si un jour l’on finit les deux blocs restants, le coût total s’élèverait à 600 millions d’euros. Mais dans le cas où le gouvernement régional déciderait de boucher l’énorme trou déjà creusé et de ne pas achever le Centre d’art international et surtout le Centre de la musique et des arts scéniques, qui était conçu comme le grand symbole de la Cité de la culture, il faudrait indemniser les sociétés de construction avec environ 20 millions d’euros. Le choix est entre le cher ou le plus cher.

Deux jours après la parution d’un reportage dans El País, le quotidien régional El Correo Gallego publiait un entretien avec Peter Eisenman, dans lequel l’architecte affirmait que l’on ne pourrait pas comprendre la Cité de la culture sans les deux derniers bâtiments. Comme alternative, il proposait de commencer leur construction par la façade et, avec le temps, de construire l’intérieur pour les doter plus tard d’espaces d’activités. Le commentaire aurait pu prêter à rire s’il n’y avait pas une somme d’argent si importante en jeu. Mais on ne peut imputer la faute à l’architecte. Peter Eisenman avait prévenu Manuel Fraga que son projet allait être trop cher. Et, selon Eisenman, la réponse de Fraga avait été : "Ce n’est pas votre problème."

"On disait qu’il y avait de la place pour 250 000 livres dans la bibliothèque et ils en demandaient un million. C’est ce que nous avons fait", a également déclaré Peter Eisenman, dans un entretien à El Pais en 2010. Le plus drôle, ou le plus triste, c’est que tous ces livres devaient remplir deux conditions : être publiés en Galice ou avoir comme sujet la Galice. "Qui peut bien avoir l’idée de construire une bibliothèque plus grande que la Bibliothèque nationale de Berlin ? Si en Allemagne, où l’on publie des livres depuis Gutenberg, ils n’ont pas jugé utile de la construire plus grande, pourquoi nous oui ?", se demandait Pedro de Llano, un architecte de Saint-Jacques-de-Compostelle. "On a projeté en plus un Centre de la musique avec trois ascenseurs sur scène, et une capacité pour monter trois opéras le même jour, comme s’il s’agissait du Lincoln Center." Maintenant, dans la bibliothèque "du million de livres", il y a en général plus d’employés que de lecteurs.

Dans tous les projets que j’ai étudiés, j’ai trouvé un facteur commun : il y a toujours eu quelqu’un qui a osé dire "le roi est nu", quelqu’un qui, lorsque tout le monde disait que le nouveau projet allait attirer des millions d’euros pour la municipalité et que des milliers d’emplois seraient créés, a eu le courage de dire "ceci est de la démesure pour nous". Mais la majorité est restée muette. L’architecte Pedro de Llano, 65 ans, affirme qu’il a payé le prix fort à Saint-Jacques-de-Compostelle. "J’ai été tenu à l’écart des commandes de travaux publics, dit-il. Les architectes se sont tus, ils n’ont rien voulu savoir sur le sujet. Et les médias... Ici, le pouvoir économique du gouvernement de Galice sur les médias est si grand qu’il n’y a jamais eu une enquête rigoureuse pour démontrer la stupidité du projet."

Etant donné le panorama, on peut se demander : allons-nous apprendre la leçon ? Serons-nous plus austères à l’avenir ? Ceux qui ont impulsé l’aéroport de Ciudad Real ou la Cité de la culture sont convaincus que c’était une grande idée et qu’ils ont eu la malchance de se heurter à la crise financière. Mais de nombreux citoyens ordinaires ont appris à ne pas se perdre entre les chiffres de millions d’euros et à prêter attention lorsque l’on parle de projets si ambitieux. Car ils savent qu’au final, en dépit des apparences, le coût de ces projets pharaoniques sortira de leur porte-monnaie.

Traduit de l’espagnol par Diego Sanchez-Cascado

Francisco Peregil (El País)

http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/11/19/des-folies-en-espagne_1606380_3214.html#ens_id=1606310&xtor=RSS-3208