conquête - Pérou

La première mondialisation Le Point - Publié le 21/12/2006

A u coeur du Palazzo Vecchio de Florence, les Médicis jouissaient d’une extraordinaire salle des cartes réalisée par les meilleurs géographes de la seconde moitié du XVIe siècle. Non seulement les princes-banquiers toscans pouvaient y localiser leurs responsables de succursale dans les principales villes d’Europe, mais encore pouvaient-ils y rêver au passage du Nord-Ouest ou à cette Afrique mystérieuse où le dessinateur avait peint des éléphants et des hommes à tête de chien. Ivresse du pouvoir de celui qui saisit d’un seul regard la totalité du monde sillonné par les caravanes et les flottes de galions.

Le grand décloisonnement du monde avait commencé au début du XVe siècle, lorsque les Portugais s’étaient tournés vers l’Afrique pour surveiller la puissance islamique, mais aussi pour chercher de l’or et des esclaves pour leurs plantations. Ce sont eux qui résolvent les principaux problèmes techniques de l’exploration en opérant la synthèse entre les technologies méditerranéennes et celles du Nord. La caravelle et la nef, qu’ils adoptent comme véhicules à tout faire, associent les avantages de la construction navale sur charpente à ceux de la combinaison voile latine/voile carrée ainsi qu’à ceux du gouvernail d’étambot. L’utilisation de la boussole et d’une navigation astronomique balbutiante complète la panoplie. Les premiers, les Lusitaniens maîtrisent la « volta », cet itinéraire utilisant les vents et les courants à l’avantage des navigateurs et qui permet de dépasser l’obstacle psychologique de la crainte d’un voyage sans retour. Puis tout s’enchaîne : la motivation religieuse de l’esprit de croisade et de la recherche d’un mystérieux Prêtre Jean qui aurait fondé des colonies chrétiennes en Orient, se combinant à l’espoir de richesses ; on double en 1434 le cap Bojador et l’on s’empare des îles atlantiques. En 1488, c’est au tour de la pointe de l’Afrique d’être contournée par Bartolomeu Dias, qui ouvre le chemin en 1497 à l’aventure de Vasco de Gama dans l’océan Indien. Parallèlement, l’horizon atlantique s’ouvre grâce à l’expédition de Christophe Colomb et à la découverte accidentelle du Brésil par Cabral en 1500 (la « volta » ne lui était pas assez familière !). Espagnols et Portugais, héros de l’exploration, se partagent l’au-delà des mers en 1494 au traité de Tordesillas ; les conquêtes peuvent se succéder : Cortes au Mexique, Pizarro au Pérou ou Albuquerque aux Indes.

On peut se demander avec l’historien Jared Diamond comment quelques poignées d’hommes s’emparèrent d’empires à l’histoire séculaire. L’explication réside dans une chaîne causale qui remonte à la préhistoire : la multiplicité des plantes et des variétés animales du finistère européen offre les conditions d’une agriculture sédentaire fondée sur le blé et permettant de fortes densités humaines. Ces dernières s’organisent en sociétés stratifiées dotées d’une organisation politique et militaire ainsi que sur l’écrit, où l’on voit naître, par le jeu des concurrences étatiques, des technologies d’où sont issus les navires océaniques, la poudre à canon et l’acier. Par ailleurs, l’Europe a domestiqué le cheval depuis 4000 av. J.-C. et ses populations, en contact constant avec celles du vieux bloc continental, ont développé les anticorps nécessaires à la survie face aux grandes maladies épidémiques. Aucune des civilisations américaines ne dispose de tous ces atouts.

Cela explique notamment qu’à Cajamarca, en 1532, la bande des 168 aventuriers de Pizarro s’empare sans coup férir de l’empereur Atahualpa, pourtant entouré de son armée de 80 000 Incas : les chevaux, les épées, les piques, les cuirasses, les arquebuses, les canons, le choc microbien sur les populations indigènes, le choc psychologique de l’invasion par des « centaures » venus de la mer, donnent aux Espagnols un avantage fabuleux. On notera que du côté de l’Asie, là où cet avantage est moindre, les Européens ne sont que tolérés, sur les côtes.

Les Français, comme les Anglais ou les Hollandais, n’arrivent en tout cas que bons seconds pour tirer les bénéfices du désenclavement maritime planétaire. Aussi ne récupèrent-ils que des miettes d’empire : les rives du Saint-Laurent, les bancs de Terre-Neuve et la petite colonie éphémère de Villegagnon, au Brésil ( voir page 176 ). Pour le roi de France, qu’on essaie de convaincre, à Rouen en 1550, en organisant des combats navals sur la Seine avec, sur une île, de vrais « sauvages » indiens, l’intérêt de l’investissement n’est guère évident. Pour les Espagnols, en revanche, à partir de 1530, c’est une tout autre histoire, car les métaux précieux affluent des mines du Mexique et du Pérou. Mais la mondialisation, ce n’est pas seulement l’économie, c’est aussi l’acculturation de populations entières qui vont devoir se soumettre aux valeurs des chrétiens et la nécessité pour les Européens eux-mêmes, comme Montaigne écrivant sur les Cannibales, d’intégrer la radicale étrangeté de l’Autre à leur vision du monde.

L’ouverture de l’Europe à l’au-delà des mers n’eut pas, dans un premier temps, l’importance qu’on lui prête parfois. Même en comptant les mines de Potosi, les plantations sucrières esclavagistes du Brésil, les épices rapportées des Indes et le galion de Manille qui sillonne le Pacifique, au XVIe siècle, les richesses échangées avec les destinations lointaines ne représentent encore qu’un dix millième des valeurs produites en Europe. Le vrai décloisonnement est en fait domestique et il a à voir avec l’épanouissement du « précapitalisme » financier et commercial qu’incarne si joliment le Médicis face à ses cartes. A la fin du Moyen Age, les sociétés de commerce se sont multipliées. Les plus fortes d’entre elles, celles des Fugger à Augsbourg ou celle des Médicis, par exemple, se sont même impliquées dans la banque. Des formes nouvelles d’organisations propres à rendre plus facilement disponible le capital, comme la société en commandite ou la société par actions, sont apparues au XVIe siècle. Les techniques de change, de banque et d’assurance, sans cesse plus élaborées, ont parallèlement donné naissance aux Bourses internationales. Les marchands, par leurs écoles, se sont également donné les moyens de transmettre les savoir-faire indispensables : comptabilité à partie double, calculs de taux d’intérêt, règles d’alliage ou de calculs de prix... La mentalité s’est peu à peu coulée dans le moule de l’idéologie chevaleresque et s’est mise à glorifier, avec ses propres héros (comme le Bassanio du « Marchand de Venise » de Shakespeare), l’aventure de l’entreprise. L’afflux de métaux précieux contribue dans le même temps à monétariser l’économie européenne (non sans favoriser l’inflation), à créer des besoins et à procurer un pouvoir d’achat aux élites.

Le corollaire de ces évolutions combinées à l’amélioration des transports, c’est l’essor des trafics, notamment du commerce des textiles. C’est aussi l’affirmation d’une Europe industrielle avec ses mines (pays de Liège, Harz allemand, districts houillers anglais, etc.), ses hauts-fourneaux qui produisent en masse l’acier des armes nouvelles (Normandie, Sussex, région de Brescia...), ses tisserands, drapiers et teinturiers des villes ou des campagnes ou encore ses céramistes et ses orfèvres. Une révolution des techniques est à l’oeuvre avec des machines de plus en plus sophistiquées utilisant la force hydraulique ou animale, comme les moulins à soie de Bologne de plus de 10 mètres de hauteur, les pompes des mines d’Alsace ou les « moulines » qui battent le fer dans les fabriques de lames de Brescia, de Solingen ou de Tolède. Des villes polarisent la nouvelle économie-monde en train d’émerger : Venise d’abord, entre 1450 et 1500, qui étend la pieuvre de son commerce et de ses galères sur la Méditerranée et la mer du Nord, puis Anvers, qui capte le flux des richesses d’outre-mer (poivre portugais, argent espagnol...) en permettant à celles-ci de circuler dans le Nord et la « Mitteleuropa ». C’est enfin Gênes qui triomphe, après 1560, par le maniement des capitaux et du crédit en devenant l’arbitre discret des paiements européens.

Qu’en est-il des villes françaises ? Leur importance est avant tout nationale et elles servent de lieux de passage à des flux contrôlés ailleurs, mais leur taille augmente. Les pôles les plus significatifs restent Paris, la capitale (220 000 habitants), Lyon, ville relais du capitalisme italien et germanique (80 000), Rouen (40 000) et Marseille (45 000), les deux principaux ports.

Le désenclavement du monde, enfin, est intellectuel. La république des Lettres européenne engrange dans ses bibliothèques et ses cabinets de curiosités les savoirs de la planète et en discute au sein de ses académies et de ses réseaux épistolaires. L’inventaire botanique et zoologique des espaces découverts fait même voler en éclats les classifications traditionnelles héritées d’Aristote. Mais, à l’inverse, ce sont aussi toutes les connaissances européennes qui se diffusent au fur et à mesure que les colons et leurs presses typographiques s’installent sur les divers continents. Qu’au XVIe siècle des mandarins chinois recopient des livres de machines italiens ou que des ouvriers péruviens soient amenés à adorer, sur les autels des églises espagnoles, le traité des mines d’Agricola (!) prouve que l’Europe a commencé d’imposer au monde une partie de ses valeurs.

C’est en effet en inventant le passage de la communication par l’imprimé à côté de l’oral que l’Europe a réalisé l’unification du monde. La nouvelle « galaxie Gutenberg » est née de l’invention, vers 1450, du caractère mobile qui, combiné à la presse, à l’encre et au papier, a permis la reproduction d’un texte à l’identique et sa diffusion rapide selon des formes normalisées. Les mentalités en furent profondément changées. Le rapport aux savoirs, aux méthodes de classification, le rapport à soi-même (par la lecture silencieuse qui incite à l’introspection), aux autorités en général et à la religion en particulier, furent bouleversés par le nouveau médium qui façonna l’expérience occidentale, puis l’humanité tout entière, non sans créer des remous, parmi lesquels les guerres de Religion.

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