Religion - Article publié le : dimanche 21 novembre 2010 -

Catholicisme et cosmologie traditionnelle dans les Andes : le syncrétisme religieux des Indiens Par David Baché

(actualisé le )

Les Indiens des hauts-plateaux andins (Pérou, Bolivie, Equateur) sont, pour la plupart, catholiques. Ce qui ne les empêche pas de perpétuer leurs croyances ancestrales. Reportage au Marché des sorcières de la Paz, en Bolivie, et rencontre avec l’anthropologue Antoinette Molinié. Reportage, photos : David Baché


Une Indienne vend des foetus de lama au marché des sorcières de La Paz en Bolivie.
AFP PHOTO/Aizar RALDES

Entretien avec une sorcière

Où trouver un bon fœtus de lama ? Au marché des sorcières de La Paz, les meilleurs fœtus de toute la cordillère des Andes. Dans ces quelques petites rues de la capitale bolivienne, les sorcières préparent les offrandes pour la Pachamama, la Terre mère, dans la cosmologie indigène traditionnelle.

Rencontre avec Souléma, sorcière depuis l’âge de douze ans et Carmen, cliente habituée aussi bien du marché des sorcières que des bancs d’église...


Une rue du Marché des «sorcières» de La Paz. David Baché/RFI

« Les Indiens ont inventé leur religion »

Antoinette Molinié est anthropologue et directrice de recherche au CNRS (Centre national français de la recherche scientifique).

RFI : Depuis quand les cosmologies indigènes existent-elles ?

Antoinette Molinié : Elles existent presque depuis toujours, on en trouve des traces dès le paléolithique ! Mais il est très difficile de dater l’origine des croyances actuelles parce que nous n’avons aucun écrit avant 1532 lors de l’arrivée des Espagnols. Les fouilles anthropologiques et les témoignages oraux contemporains permettent de faire le lien avec le monde pré-hispanique mais c’est extrêmement difficile car ces croyances sont intrinsèquement mêlées au catholicisme. Il s’agit aujourd’hui d’un alliage : comme pour les métaux, on ne distingue pas les différentes composantes, on ne voit que le résultat. On peut aujourd’hui parler de christianisme andin, teinté de croyances d’origines, de mythes probablement pré-hispaniques. Les Indiens ont inventé une religion nouvelle et originale. Avec des croyances millénaires, c’est probable, mais on ne peut pas le démontrer. Ce que l’on sait, c’est que c’est antérieur à l’arrivée de l’Eglise catholique, et que la Pachamama (la Terre mère, ndlr) est très mêlée à la Vierge Marie dont elle a pris les traits. Les deux cultes sont aujourd’hui liés.

RFI : Comment s’est formé ce syncrétisme religieux ?

A.M. : Les Indiens des hauts plateaux ne sont pas monothéistes, ils ne placent pas une seule divinité à l’origine du monde, et cela a été le problème essentiel de la rencontre avec le christianisme. Les Indiens ne comprenaient pas qu’on veuille leur imposer un Dieu unique ! Ils disaient « nous voulons bien de leur Dieu, de leur Vierge, de leurs saints, cela ne nous gêne pas, mais qu’ils nous laissent les nôtres ! » Pour eux, les deux n’étaient pas incompatibles, au contraire, c’était même une richesse. Et c’est le cas aujourd’hui encore. Les Indiens qui vivent dans des endroits reculés se marient à leur manière, mais ils se marient aussi en masse lorsqu’il y a un curé de passage ! Ils vont à la messe, ont des rites chrétiens, mais adorent la Pachamama et surtout les divinités des montagnes à qui ils font régulièrement des offrandes. Et souvent, dans ces offrandes, il y a des croix chrétiennes ! Pour eux, il n’y a aucune contradiction, tout a été intégré.

RFI : Mais les Espagnols ne souhaitaient pas que cela se passe ainsi...

A.M. : Les Espagnols ont été horrifiés ! Ils venaient pour prêcher, il faut se rappeler qu’ils étaient les délégués du pape en Amérique, ils avaient pour mission de christianiser tous les Indiens. Ils ont donc procédé à l’extirpation de l’idolâtrie. Ils ont dressé des listes des divinités locales, et des descriptions très précises des pratiques qu’ils considéraient comme l’oeuvre du démon, pour les détruire. Au Pérou et en Bolivie, on a brûlé des divinités, on a brûlé les momies des ancêtres pour extirper l’idolâtrie. Ils ont réussi à changer certaines choses, les religions indiennes actuelles ont évolué, mais ils n’ont pas éradiqué les traces, la mémoire indigène des religions pré-hispaniques. Il y a même des cultes actuels dont on peut dire qu’ils ne viennent pas en ligne directe d’une religion antérieure mais qu’ils ont traversé le christianisme. Par exemple le pèlerinage de Qoyllurit’i, au Pérou, qui a lieu chaque année au moment de la Fête-Dieu. Pour les chrétiens, c’est le moment de la célébration du corps de Dieu, de l’eucharistie. Pour ce pèlerinage, les gens viennent de toutes les Andes pour célébrer un glacier sacré, à 5 200 mètres d’altitude. Certains danseurs rituels y plantent des croix, et d’autres découpent des morceaux de glace qu’ils déposent ensuite sur un autel, aux pieds du Christ ! D’un côté il y a l’idolâtrie, le gens disent que ce glacier soignent leurs maladies, et d’un autre côté, il y a un Christ peint sur un rocher et on dit de lui que son apparition est un miracle. Dans les deux cas, le corps du Christ est présent : dans l’Eglise, sous forme d’hostie, et sur le glacier, sous forme de glace ! Il y a là un véritable télescopage entre le corps du Dieu chrétien et le corps de la divinité indienne qu’est le glacier.
Mais tout cela vient des Espagnols eux -mêmes : quand ils n’arrivaient pas à éliminer des divinités, ils plantaient des croix aux lieux qu’adoraient les Indiens, par exemple les montagnes. Il y avait un compromis : pour les curés, ils adoraient la croix, et pour eux-mêmes, ils adoraient la montagne. Tout le monde est content ! Le pèlerinage dont je vous parle, c’est exactement cela : les Indiens adorent leur divinité, pratiquent leur danse rituelle... et le site est administré par des jésuites qui participent aux rituels ! Un même acte peut avoir une signification pour le christianisme, et une signification pour la religion andine, et tout le monde s’entend.

RFI : Le syncrétisme andin est-il comparable à d’autres syncrétismes religieux à travers le monde ?

A.M. : Bien sûr, et on se rend compte d’ailleurs que les mots « syncrétisme » ou « métissage » n’ont en fait pas de sens, parce que le contraire, à savoir une religion qui ne serait pas syncrétique, qui serait pure, cela n’existe pas ! C’est impossible, toutes les croyances, toutes les religions qu’on peut observer sont forcément des mélanges !
Le christianisme européen a lui-même intégré un mélange de cultes païens et le catholicisme qui arrive aux Amériques au XVème siècle est déjà syncrétique. Le culte de la Vierge est très lié au culte des divinités aquatiques romaines, et le culte de la Vierge du Rocio, en Espagne, est lié au culte de la déesse grecque Artemis. Le culte des saints, dès le Haut Moyen Âge, se fonde aussi sur des religions antérieures.
Je peux aussi vous parler du pèlerinage de Saint Sébastien dans le Kerala (Inde), une procession chrétienne à laquelle assiste le Clergé. Saint Sébastien est représenté sous les traits de la divinité indienne Shiva, le dais qui transporte le Saint Sacrement n’en abrite pas un seul, comme veut le monothéisme, mais une vingtaine ! En pleine procession, les gens viennent faire des offrandes au lingam (pierre dressée associée au culte hindou de Shiva, ndlr), et au bout de ce lingam on a planté une croix ! Voilà des gens qui eux aussi sont en train d’inventer une religion aux confluences du christianisme et du brahmanisme.
Ou encore en Afrique, il y a en ce moment des développements de cultes pentecôtistes et évangélistes dans lesquels on rencontre un mélange, un « bricolage », fait d’éléments des cultures traditionnelles animistes et d’évangélisme. Là aussi de nouvelles religions sont en train de se former, qui seront sûrement les religions du futur en Afrique.

RFI : Quelle est la position actuelle de l’Eglise catholique vis-à-vis des pratiques syncrétiques andines ?

A.M. : Il y a différentes écoles. Les plus rigoristes, comme l’Opus Dei, veulent encore extirper l’idolâtrie, même de nos jours. Il y a une quinzaine d’années l’archevêque de Cuzco (Pérou) a voulu interdire le culte du Nino compadrito. Il s’agissait d’un foetus de singe habillé en Christ nazaréen, avec une couronne d’épines sur la tête et une tunique similaire à celle que portait le Christ le jour de sa crucifixion. Et il avait un succès fou ! Les gens lui offraient des bougies, du parfum... Ce culte a pris une importance considérable, il avait plus d’adeptes que le Christ de la cathédrale de la ville ! Un jour, l’archevêque a menacé d’excommunication ceux qui continueraient de l’adorer. Le lendemain, il est mort en voiture, et à Cuzco, les gens sont convaincus que les deux évènements sont liés. D’ailleurs, ils continuent d’adorer le Nino compadrito...
Mais il y a aussi des tendances plus permissives, au sein de la théologie de la libération par exemple, ou chez les jésuites. Certains participent à des rituels indigènes, et d’autres sont même membres de confréries de danseurs rituels. Pour eux, il s’agit de la manifestation d’un christianisme qui a ses spécificités, et ils ne comprennent pas pourquoi les Andins n’y auraient pas droit. Ils permettent à ce catholicisme de se développer, et j’en ai vu donner des messes avec un autel entouré par des représentations de divinités indigènes !
Mais en tous cas, le Vatican ne prendra jamais position parce que les Indiens, il n’en a rien à faire, ce n’est pas sa préoccupation.

Propos recueillis par David Baché

http://www.rfi.fr/ameriques/20101121-catholicisme-cosmologie-traditionnelle-andes-le-syncretisme-religieux-indiens