Point de vue régions

L’Espagne suivra-t-elle le chemin de la Belgique ? par Alvaro Vermoet Hidalgo

LEMONDE.FR | 28.04.10 | 15h53

Sous la dictature du général Franco en Espagne, l’usage de la langue catalane et d’autres langues régionales dans l’espace public fut interdit, et aucun niveau d’autonomie ne fut accordé aux régions ayant eu un gouvernement autonome pendant l’ancienne République. Dans les années soixante-dix, en préparant une nouvelle Constitution pour l’Espagne, l’ensemble des partis démocratiques, de droite et de gauche, voulurent faire l’effort de "compenser" les régions historiques, dont celles avec une langue régionale, en créant ce que l’on appelle " l’État des autonomies ". Ainsi, puisque le droit des Catalans à s’exprimer et à scolariser leurs enfants dans leur langue maternelle avait toujours été une des revendications du catalanisme, la récemment créée Communauté autonome catalane reçut, entre autres, toutes les attributions en matière linguistique, culturelle et éducative.

De plus, et dans le but d’assurer la représentation des minorités régionalistes au Parlement, ces premiers législateurs de la démocratie espagnole passèrent une loi électorale qui favorisa énormément ces partis, dont les séparatistes. Cela ne poserait pas un problème en soi si ce n’était qu’à chaque fois qu’il y a eu des élections en Espagne, le parti gagnant a accepté le soutien parlementaire de ces députés régionalistes. Ce sont ces majorités qui, dès le premier gouvernement démocratique, ont accordé des privilèges financiers et des nouveaux transferts de compétences aux régions d’où venaient ces députés régionalistes. Bien entendu, cela constitue un instrument parfait pour assurer la victoire électorale récurrente des régionalistes dans les élections régionales.

Les conséquences de la croissance du pouvoir régionaliste en Espagne sont, parmi d’autres : la disparition de l’idée d’égalité dans l’organisation politique et financière de l’État ; l’imposition des langues régionales comme seules langues officielles de facto dans plusieurs régions, même dans celles où l’espagnol est la langue majoritaire de la population ; la suppression de tout droit linguistique des hispanophones dans ces régions, dont le droit des élèves à étudier dans leur langue maternelle ou le droit des commerçants à utiliser l’espagnol sur leurs affiches (sous menace d’amende le cas échéant) ; l’imposition des identités régionalistes là où il n’y a jamais eu de régionalisme, notamment avec la consécration des programmes d’études régionalistes dans les écoles ; la croissance d’un indépendantisme agressif dans plusieurs régions (on voit parfois certains hommes politiques se faire agresser dans des universités catalanes ou basques) ; et même la territorialisation des partis politiques nationaux, tout en s’adaptant à la nouvelle structure de l’État, et leur propres fédérations régionales en adoptant un discours de plus en plus régionaliste.

Comment réagiraient les Français si, un jour, les journaux leur apprenaient que désormais seulement la langue bretonne sera officielle en Bretagne, que toutes les écoles deviendront sujettes aux programmes d’études bretonnes et que l’usage du français dans l’éducation ou dans les commerces sera interdit sous peine d’amende ? Que diraient-ils les Britanniques si cela arrivait au pays de Galles avec le gallois? En Espagne, le pouvoir du régionalisme est tel que, lorsque des amendes ont été imposées aux commerçants, ou lorsque des élèves ont été recalés pour avoir utilisé l’espagnol dans leurs examens dans des écoles publiques, en Catalogne, aux les îles Baléares ou dans la région de Valence, personne n’a rien dit.

Le plus grave dans tout cela c’est qu’il ne s’agit pas d’un succès électoral des régionalistes, mais d’un processus de régionalisation consenti par les partis nationaux en raison de leur propre intérêt, et contraire à l’avis de la majorité de la population. Un avis difficile à entendre, puisque les partis nationaux ont accepté que leurs fédérations régionales, ayant un pouvoir de plus un plus fort à l’intérieur des partis, soient devenues elles-mêmes régionalistes. Prenons comme exemple le cas de la fédération catalane du Parti socialiste ; aujourd’hui il ne reste aucun lien réel entre l’ensemble du PS et le Parti socialiste de Catalogne, et c’est précisément cela qui a rendu les sanctions linguistiques plus sévères et qui a permis à cette région d’obtenir un système de financement inédit, basé sur la négociation bilatérale avec l’État.

Cette territorialisation ressemble de plus en plus à celle de la Belgique. Des raisons d’ordres économique et social ont accentué la division entre la communauté flamande et la francophone. Chacune des deux a ses propres partis politiques, de sorte qu’il n’existe aucun parti au niveau fédéral. L’officialité conjointe des deux langues n’existe qu’à Bruxelles, ville majoritairement francophone qui est régie par un statut spécial de bilinguisme. La région flamande, de son côté, considère le français comme une langue étrangère, dans le cadre d’un projet, assez explicitement partagé par l’ensemble des partis flamands, de construction progressive d’un État flamand. Pour ce projet, l’officialité exclusive du néerlandais et l’unité du territoire flamand sont indispensables.

Cette politique, pratiquement mise en place, pose un problème à la minorité francophone qui habite en Flandre, parfois majoritaire dans quelques municipalités de la périphérie de Bruxelles. Même s’il y a quelques "facilités" reconnues pour ces communautés francophones, on voit souvent le harcèlement envers les maires et les écoles francophones. Plus récemment, une nouvelle régulation exige que les citoyens belges aient un lien avec les communes flamandes pour pouvoir y acheter une maison. Est-ce que l’histoire d’un territoire justifie que des citoyens belges francophones, parfois plus de 70 % dans quelques municipalités, ne puissent parler dans leur langue avec les fonctionnaires de leur propre mairie ? Ou même qu’un citoyen belge doive démontrer l’existence d’un "lien flamand" pour acheter une maison dans son propre pays ?

Si l’on mettait l’accent sur les droits des personnes, en tant que citoyens belges, il n’y aurait aucune raison pour ne pas élargir la région bilingue de Bruxelles aux municipalités autour d’elle ayant une grande population francophone. Cependant, puisque l’accent est mis sur le territoire, cette idée est rejetée et la scission de l’arrondissement Hal-Vilvorde, qui entraînerait la perte de droits politiques et judiciaires pour les francophones de ces communes, est exigée sans délai. On voit, donc, que les droits d’un territoire semblent être beaucoup plus importants que ceux des citoyens habitant dans ce territoire.

C’est à cause d’un système politique fortement territorialisé et communautarisé que la Belgique est le seul pays européen à avoir eu besoin de neuf mois pour former un gouvernement, ce qui vient d’éclater juste avant la présidence belge de l’Union européenne. Cette situation s’explique par le fait que des identités territoriales et linguistiques ont été promues au lieu d’encourager l’idée d’un système politique fondé sur l’égalité de citoyens. C’est justement cette idée d’égalité dans un territoire que l’on appelle l’identité nationale : une construction politique moderne basée sur l’idée que les hommes, en raison de leur citoyenneté, doivent avoir les mêmes droits sans tenir compte de leur race, de leur religion, de leur langue ou de leur origine. Personne ne serait discriminé si le bilinguisme était la règle dans toutes les municipalités où les deux langues sont parlées ; ce sont les citoyens, et non pas les territoires, qui ont des droits.

Il faudrait que les partis espagnols réagissent dès maintenant, s’ils ne veulent pas que l’Espagne suive le chemin régionaliste, communautariste et de paralysie institutionnelle de la Belgique ; il faudrait, dans ce cas, qu’ils mettent sur pied les réformes constitutionnelles nécessaires en faveur de l’égalité, de l’unité, des droits linguistiques et surtout de la viabilité d’un système politique vraiment national.

Álvaro Vermoet Hidalgo est président de l’Union démocratique d’étudiants d’Espagne et étudiant en échange à la "K.U. Leuven" (Région flamande, Belgique)

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