El Greco, diva européenne de la peinture ballottée entre le succès et l’oubli

LE MONDE | 08.04.10.
Bruxelles Envoyé spécial

Les esthètes la détestent, mais les amateurs vont l’apprécier : l’exposition que le Palais des beaux-arts de Bruxelles consacre à Domenikos Theotokopoulos, dit le Greco (1541-1614), n’est pas une rétrospective. Et pour cause : sur les quarante-six toiles exposées, seules trente et une sont de sa main. Six au moins proviennent de son atelier, une véritable petite usine, et neuf sont d’auteurs différents, qui sont autant de contrepoints. Car l’exposition entend montrer autre chose. D’abord, qu’un petit peintre d’icônes grecques peut devenir, par la grâce de quelques connaisseurs et d’un marchand, un symbole de l’art espagnol. Ensuite, qu’on peut avoir été célébrissime durant sa vie et totalement oublié après. Enfin, que pour comprendre un peintre, rien ne vaut les travaux inachevés.

Dans le cas du Greco, l’éclipse a duré près de trois siècles. Sa redécouverte, vers 1900, fut le fait d’un petit cercle d’intellectuels tolédans, et particulièrement du marquis Benigno de la Vega Inclan, dont un portrait accueille le visiteur. Il est habituellement conservé au Musée El Greco, de Tolède, qu’il a fondé, et dont la fermeture actuelle pour travaux a permis, en libérant la collection, d’organiser cette exposition. L’oeil vif et rigolard derrière de petites lunettes rondes, ce mécène et marchand d’art fut un des grands responsables de la réhabilitation du peintre.

Avec quelques erreurs de débutant parfois, à moins qu’il ne faille porter cela à l’actif de la rouerie du négociant : tout à son enthousiasme, il avait l’attribution un peu rapide, et donna au Greco bien des toiles de ses épigones. Mais sa tâche était malaisée, et rendue plus difficile encore par la multitude des versions que réalisaient les assistants du Greco d’après les prototypes établis par le maître.

La deuxième partie de l’exposition montre le parcours étonnant du Greco. Né en Crète, d’où son surnom, il fut d’abord un traditionnel peintre d’icônes. C’est en Italie, et surtout à Venise, où il arrive en 1567, à l’âge de 26 ans, que sa manière change. Il y apprend un nouveau métier, assez laborieusement, comme en témoignent deux personnages à la posture comparable, de dos, la jambe droite rejetée vers l’arrière. L’un est dans une Adoration des mages, datée de 1568, et est aussi mal peint qu’un Damien Hirst. L’autre clôt la partie droite d’un Christ guérissant les aveugles, de 1571, et là on est plus proche du Tintoret.

De Venise, le Greco passe à Rome, où il découvre Michel-Ange, pour la peinture duquel il nourrit des sentiments ambivalents. Jusqu’à se proposer pour repeindre la chapelle Sixtine, mais en mieux... Une ambition qui témoigne d’un orgueil démesuré, une des raisons peut-être pour lesquelles son principal mécène, le cardinal Alessandro Farnèse, finit par se débarrasser de lui.

En 1576, le Greco s’installe en Espagne. Là comme ailleurs, il se frotte à ses confrères, en peignant par exemple le portrait de Diego de Covarrubias. Celui-ci étant mort avant que le peintre arrive en Espagne, il s’inspire non du modèle, mais d’un autre portrait, peint par Alonso Sanchez Coello. L’exposition juxtapose les deux oeuvres, et la comparaison est à la fois amusante et éclairante, entre un très bon peintre, et un autre de très grand talent.

A Madrid, il tente de séduire Philippe II, lequel trouve ses tableaux trop compliqués. Et trop chers : pour ses bleus, le Greco exige du lapis-lazuli, le pigment le plus coûteux sur le marché. Et les obtient, car il n’est pas "artisan", comme ses confrères hispaniques, mais "artiste", comme il est de mise en Italie. Il réalise pourtant quelques toiles gigantesques, dont L’Enterrement du comte d’Orgaz, représenté dans l’exposition par une copie tronquée. Mais surtout, il importe dans l’austère Espagne de Philippe II la furia et les couleurs vénitiennes.

Des qualités auxquelles va s’adjoindre une nouvelle manière de représenter les corps, étirés vers le ciel en une sorte d’apothéose picturale, qui pour beaucoup est la marque du Greco. Cette façon d’abandonner le naturalisme pour mieux figurer un monde intérieur, quasi mystique - les modernes diraient "expressionniste" -, est pourtant relativement tardive, puisqu’il ne s’y adonne qu’à la fin des années 1590.

Elle est d’ailleurs assez peu représentée dans l’exposition, qui préfère mettre l’accent sur quelques compositions de première force, comme une Annonciation et une Nativité de 1603, peintes l’une et l’autre dans des "tondi", des châssis ronds, où l’artiste déploie un véritable génie dans le jeu des courbes et des contre-courbes.

Enfin, l’exposition se clôt par une autre leçon de peinture, un ensemble des plus passionnants, parce que inachevé. Les treize tableaux de la série des "Apôtres" ont été ébauchés en même temps, mais seuls trois (le Christ, saint Pierre et saint Paul) peuvent être considérés comme terminés. Les autres présentent divers états de la peinture, depuis une ébauche en noir et blanc, dans laquelle El Greco fixe les volumes, avant d’y poser des jus de couleur légers, puis des glacis plus profonds qui vont intensifier les tons. Une technique rapide, expéditive même, et parfaite.
"El Greco. Domenikos Theotokopoulos 1900". Palais des beaux-arts, 23, rue Ravenstein, Bruxelles (Belgique). Tél. : (00 32) 2 507 82 00. Jusqu’au 9 mai. Du mardi au dimanche, de 10 heures à 18 heures ; le jeudi jusqu’à 21 heures. De 3,50 € à 10 €. Sur le Web : www.bozar.be.

Harry Bellet

Article paru dans l’édition du 09.04.10

http://www.lemonde.fr/culture/article/2010/04/08/el-greco-diva-europeenne-de-la-peinture-ballottee-entre-le-succes-et-l-oubli_1330628_3246.html