Université : quand les entreprises tournent autour des littéraires

LEMONDE.FR | 19.02.10 | 13h49 • Mis à jour le 19.02.10 | 21h09

Réconcilier les filières littéraires avec le monde de l’entreprise, et redorer le blason des sciences humaines auprès des recruteurs privés : voilà une tâche qui s’annonce ardue, tant les deux mondes semblent s’opposer. Pour autant, la frontière n’est pas infranchissable, et les étudiants en sciences humaines comme les entrepreneurs auraient tout à gagner à ce rapprochement.

C’est la thèse qu’ont défendu les universitaires et les chefs d’entreprises présents lors d’un colloque qui s’est tenu jeudi 18 février au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Son objectif : lever les stéréotypes. "Nous ne sommes pas le diable!", a martelé Serge Villepelet, président-directeur général du cabinet d’audit et de conseil PricewaterhouseCoopers (PWC) France. "Les littéraires ne sont pas des rêveurs", a rétorqué Geno Marine, titulaire d’un master de philosophie et aujourd’hui cadre financier.

Dans l’esprit des chefs d’entreprise, les filières de sciences humaines et sociales (SHS) s’apparentent souvent à de véritables "usines à chômeurs", de l’aveu même de Marie-Christine Lemardeley, présidente de l’université Sorbonne-Nouvelle (Paris-III) ; de leur côté, nombreux sont les étudiants qui se refusent à travailler pour ceux qu’ils tiennent pour des hérauts du capitalisme.

Pourtant, 94 % des titulaires d’un master en lettres ou en sciences humaines ont un emploi trois ans après leur sortie du système éducatif, soit seulement 1 % de moins que la moyenne des masters. Si elles accusent une baisse sensible de leurs effectifs, (de 10 % en dix ans, pour atteindre environ 200 000 inscrits sur l’année 2008-2009), les SHS représentent toujours 56 % des étudiants français.

DÉCONSIDÉRATION

A en croire un sondage OpinionWay réalisé en février, et rendu public lors du colloque, les étudiants en lettres, sociologie, philosophie et autres humanités sont 87 % à estimer que leur diplôme n’est pas le plus adapté pour trouver un emploi dans une entreprise privée. Un diagnostic que partagent 81 % des recruteurs interrogés.

Dans le palmarès des meilleures formations aux yeux des entreprises, les sciences économiques et le droit arrivent loin devant. Suivent les langues, la psychologie, la sociologie, les lettres, et loin derrière, l’art et l’histoire. Une déconsidération insupportable pour Christophe Barbier. Intervenant au colloque, le directeur de l’Express s’est fait le chantre des étudiants issus des filières littéraires, vantant leurs qualités d’imagination, leur distance par rapport aux événements, leur maitrise du verbe. Leur emblématique aversion pour les chiffres serait même un atout car elle "brise la logique comptable" : "Les littéraires regardent l’horizon plus que le bas du bilan", explique-t-il.

Ces qualités propres aux humanités, certaines entreprises semblent en avoir mesuré l’intérêt. En témoigne l’opération Phénix, qui met en relation des étudiants en master 2 recherche en SHS de neuf universités parisiennes avec de grandes sociétés. Elle aurait permis à une centaine de diplômés de trouver un emploi. Une opération "stratégique" pour Serge Villepelet de PWC, membre du dispositif, qui déclare vouloir embaucher jusqu’à 10 % de diplômés issus de ces filières.

Autre stratégie, le programme Elsa (pour étudiants en lettres en sciences humaines en alternance). Mis en place par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et Sciences Po Paris, il offre à des étudiants en SHS de la licence au doctorat des contrats de professionnalisation de trois ans.

FORMATAGE

Ces mesures restent toutefois d’ampleur modeste – Elsa n’a concerné qu’une centaine de personnes. Certaines universités commencent à mettre l’accent sur les stages et les filières professionnalisantes. Dernière initiative, annoncée par Valérie Pécresse, ministre de la recherche et de l’enseignement supérieur, en clôture du colloque : un "label SHS", décerné par le ministère, qui devrait distinguer les entreprises et les filières les plus performantes dans l’insertion des étudiants issus des filières littéraires.

Reste que, pour nombre ce ces étudiants, l’insertion professionnelle s’apparente à un "parcours du combattant", comme l’admet Hélène, sans emploi après un master 2 de géographie. Derrière les programmes tels que Phénix, l’idée est souvent de "formater" les étudiants au modèle qui prévaut dans les entreprises.

Directeur chez Rotschild’s & Cie, Hakim el Karoui, l’assume : "Les entreprises fonctionnent à l’habitude, et quand 90 % des salariés sont issus d’HEC ou de l’ESSEC, ils vont embaucher ceux qui leur ressemblent. L’idéal est de recruter les littéraires juste après leur diplôme, quand ils sont encore des pages blanches sur lesquelles on peut écrire".

Romain Parlier

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