Filon tango

(actualisé le )

Dans la capitale argentine, cette danse mythique est devenue un argument commercial grâce à l’afflux de touristes étrangers qui viennent l’apprendre.

L’école primaire République du Paraguay mène une double vie. En fin de journée, dès que les gamins qui la fréquentent se sont éparpillés dans les maisonnettes d’Almagro, un quartier populaire de Buenos Aires où elle est située, des airs de tango envahissent le préau. Les classes s’emplissent à nouveau et le réfectoire, transformé en salle de danse, s’anime au rythme des mouvements encore maladroits des élèves du Centre éducatif du tango.

Environ 300 adultes de toutes nationalités fréquentent, pour quelques semaines ou quelques mois, les cours de théorie et de pratique de la danse dispensés par une quarantaine d’enseignants. Gloria et Rodolfo Dinzel, deux stars internationales qui ont notamment fait redécouvrir le tango argentin à Paris, en 1984, lors de leur prestation au Théâtre du Châtelet, officient comme directeurs artistiques. «Cette danse peut paraître difficile, mais elle nécessite plus d’émotion et de sensation que de technique, assure d’entrée de jeu Gloria. Le tango c’est du jazz, on improvise les mouvements en se laissant guider par son partenaire. Tout est toujours à refaire.» Rodolfo acquiesce : «Il y a des couples pour qui le tango est un monologue, ils ne sont que de simples interprètes des figures existantes. Le véritable "tanguero"est un créateur, il fait naître les figures de son imagination en symbiose avec sa partenaire.»

Sur la piste de danse, une vingtaine de couples tentent d’appliquer les consignes des maîtres. Linda, une Américaine de 30 ans qui effectue son quatrième stage de trois semaines au centre, a investi dans une superbe paire de chaussures à talons aiguilles et une robe aguichante. Le pas reste pesant. «Je reviendrai l’an prochain.Je progresse !» s’enflamme-t-elle. Scott, également Américain, est un peu démotivé : «C’est vraiment trop dur», lance-t-il dans un sourire avant de jeter l’éponge pour la soirée et de remettre sa veste. Tout près, deux jeunes Colombiennes, simplement vêtues de tee-shirts, jeans, et chaussures de sports, enchaînent croisements de jambes sensuels et tournoiements, tandis que Gabriela, 27 ans, accepte d’une œillade l’invitation d’un autre élève. Leurs trois heures de cours terminées, ils partent ensemble écumer les nombreuses milongas (un tango joué rapidement, mais également un lieu où se tient un bal) de la capitale argentine. Comme des milliers de Porteños (habitants de Buenos Aires), ils danseront jusqu’au bout de la nuit au Salon Canning, au Parakultural, à la Viruta ou à la Confiteria Ideal, hauts lieux actuels de la culture tanguera.

Une véritable fièvre du tango s’est emparée de Buenos Aires depuis que, dévaluation de la monnaie locale aidant, des flots de touristes ont déferlé sur la ville à partir de l’année 2002. La danse, reléguée dans les livres d’histoire par la dernière dictature militaire (1976-1983), qui proscrivait toute réunion publique, et délaissée au retour de la démocratie pour le rock ou la salsa, y a trouvé une seconde jeunesse. L’inscription du tango rioplatense (Argentine et Uruguay) au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco en septembre dernier a encore donné un coup de pouce à son industrie sur les rives du Rio de la Plata (1). Le président israélien, Shimon Pérès, de passage à Buenos Aires à la fin du mois de novembre, n’y a pas échappé : il a été reçu au son du bandonéon. Le prix Nobel de la paix a d’ailleurs fait preuve d’une bonne connaissance des paroles en espagnol de certains classiques immortalisés par le chanteur argentin Carlos Gardel.

Université populaire et «éducation permanente»

Au Centre éducatif du tango, créé en 1991 par un groupe d’enseignants et de sociologues qui avaient l’idée de fonder une université populaire, les cours sont totalement gratuits. Les salaires des 7 employés permanents de l’administration et de la quarantaine d’intervenants extérieurs sont pris en charge par le ministère de l’Education de la ville de Buenos Aires. En plus de l’accueil de stagiaires étrangers, l’institution dispense un enseignement sur trois ans à l’issue duquel elle délivre un diplôme d’instructeur de tango. Parallèlement à la danse, les élèves reçoivent dans leur cursus une formation théorique qui touche aussi bien à l’histoire de la danse, aux techniques de maquillage ou à l’apprentissage des textes et de la littérature liée au tango. «Nous travaillons dans le cadre de l’éducation permanente, précise Nélida Fernandez, la sociologue qui dirige l’institution. Certains jeunes d’origine modeste, qui rencontrent d’énormes difficultés à trouver du travail, viennent se former pour devenir moniteurs de danse dans les innombrables académies de tango de Buenos Aires.»

Ce boom du tango, qui injecte jusqu’à 93 millions d’euros par an dans l’économie locale, suscite cependant d’exécrables vocations marchandes et peu scrupuleuses. Dans Florida, rue piétonne et touristique du centre de la capitale argentine, des danseurs sans talent cherchent à attirer le chaland - américain ou européen, de préférence - avec leurs démonstrations trébuchantes. De pseudos «écoles de tango» vendent par ailleurs à prix d’or des «shows» où les gesticulations érotiques remplacent la pureté du mouvement. A l’approche des fêtes de fin d’année, tous les kiosques à journaux proposaient des calendriers Gardel 2010 ou des babioles en rapport avec la danse. De nombreux magasins, où les dollars et l’euro sont rois, ont accolé le mot «tango» à leur appellation commerciale tandis que les négoces de chaussures et de vêtements, soit disant nécessaires, à sa pratique fleurissent dans toute la ville.

Mais les vraies bonnes adresses se transmettent de bouche à oreille, entre initiés désireux de préserver leur intimité. Il en est ainsi du Mariposita, un petit hôtel de charme lové au sein du vieux quartier de San Telmo. Ici, les salles de danse donnent directement sur un patio fleuri où piscine et asador (gril) sont à la disposition des hôtes. A 37 ans, Carolina Bonaventura, la maîtresse des lieux, a déjà une brillante carrière internationale à son actif. Du Canada à l’Australie, de la Corée à la France, elle s’est produite sur toutes les scènes avant d’ouvrir sa propre école il y a deux ans.

Diplômée en sciences politiques et parfaitement trilingue (elle avait l’intention de devenir diplomate), Carolina est tombée toute petite dans la potion tango. Un grand-père pianiste, un père médecin qui chantait dès qu’il le pouvait et sa passion pour la danse classique la conduisent à se lancer dans le tango à l’âge de 22 ans. «C’est une danse très intense issue d’un mélange des rythmes et des cultures, assure-t-elle en référence aux origines africaines du tango, mais également à leur croisement avec la musique criolla (des natifs d’Argentine), les mazurkas d’Europe, le candombé uruguayen, la habanera cubaine ou la musique juive d’Ukraine. Tu dois la partager pleinement avec ton cavalier, c’est une obsession, comme une drogue !»

D’un œil attentif, elle surveille Pierre et Michèle, deux Français qui profitent de leur récente retraite pour se perfectionner à raison d’une heure de cours par jour facturée 2,5 euros. La marche, le regard, la saisie du corps (abrazo), les figures traditionnelles, les huit pas de base… : toutes les phases du tango dansé sont décortiquées, analysées et critiquées. Francisco Forquera, le partenaire de Carolina, n’hésite pas à intervenir, corrigeant les écarts ou les mauvaises positions de Pierre. Le couple sortira fourbu mais enthousiaste de sa séance du jour. De son côté, Ambre Pini, une danseuse professionnelle suisse venue passer deux mois au Mariposita, profite de la salle d’étude pour faire ses élongations quotidiennes. «On a toujours l’impression que le tango est une danse de gros machos, s’amuse-t-elle. Mais pas du tout. L’homme, tout en conduisant le pas, donne la liberté à sa partenaire d’improviser les figures qu’elle souhaite.»

L’histoire retient qu’au début du XXe siècle, tango et milonga étaient des danses liées aux bordels et aux tripots de Buenos Aires. Les nombreux immigrants qui accostent alors en Argentine s’y retrouvent autour du piano sur fond de misère, de nostalgie du pays, de filles faciles et de rixes fréquentes. Une alchimie qui forge sa légende et génère sa propre langue. «La plupart des mots d’argot utilisés dans les paroles de tango viennent tout droit de l’italien, explique José Gobello, 90 ans, président de l’Académie d’argot argentin et auteur d’un dictionnaire de la langue verte. Mais le verlan, tout comme l’ellipse syllabique, s’est également immiscé dans les chansons.» Cette culture des bas-fonds attire les jeunes de la bourgeoisie locale qui viennent s’encanailler dans les bouges de San Telmo ou de la Boca. C’est eux qui font connaître le tango à Paris, à l’époque ville phare pour tous les Argentins fortunés. Auréolé des lauriers français et transformé en danse de salon, le tango retraverse l’Atlantique. Il garde néanmoins sa réputation sulfureuse.

Entre engouement et stagnation

«Il n’empêche, cette musique si complexe, si difficile à danser et à écouter, est le fruit d’une société d’abondance, remarque Ema Cibotti, professeur d’histoire sociale à l’université San Martin, celle de l’Argentine du début du XXe siècle. L’image actuelle d’un tango né dans les mauvais quartiers de Buenos Aires a été construite par l’élite juste avant la Première Guerre mondiale. C’est une version "esthétique" construite par l’Argentine des criollos, pas par celle des immigrants. En réalité, la matrice du tango repose sur trois éléments : la laïcité, l’immigration et la culture. C’est une danse laïque d’immigrés cultivés !» Le premier âge d’or du tango, dans les années 30-50, correspond d’ailleurs à l’apogée d’une Argentine exportatrice de céréales et de viande, devenue la neuvième puissance mondiale. A l’époque, la plupart des immigrants, Italiens, Espagnols, Allemands, Français, Russes ou Polonais s’installent avec succès sur les rives du Rio de la Plata. Le brusque coup d’arrêt de la croissance économique à partir de 1955 et la succession de coups d’Etat militaires qui bouleversent l’histoire locale entravent l’essor du tango.

Depuis Astor Piazzolla, bandéoniste prodige et grand compositeur (1921-1992), et à l’exception de quelques tentatives actuelles pour mêler le son electro aux instruments traditionnels, l’évolution musicale du tango marque le pas. Dans les milongas, les orchestres interprètent à satiété les grandes compositions de la première moitié du siècle dernier, et les tangueros puristes n’imagineraient pas de danser sur d’autres mélodies. Une singularité qui ne leur paraît pas contradictoire avec l’engouement des nouvelles générations pour le tango.

Photos Roberto Frankenberg

(1) Le patrimoine mondial immatériel de l’Unesco regroupe des pratiques, des connaissances ou des savoir-faire reconnus par des communautés comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Le carnaval de Binche, en Belgique, ou le ballet royal du Cambodge sont ainsi classés.

http://www.liberation.fr/monde/0101614610-filon-tango