Edgardo Buscaglia, spécialiste du crime organisé

"L’économie du Mexique est infiltrée à 78 %" par les cartels

LE MONDE | 16.04.09.

Professeur à l’université Columbia, à New York, et à l’Institut technologique autonome de Mexico, Edgardo Buscaglia, spécialiste reconnu du crime organisé au Peace Operations Training Institute, aux Etats-Unis, analyse pour Le Monde, la situation sécuritaire au Mexique.

Pourquoi le Mexique, où M. Obama était attendu jeudi 16 avril, alarme-t-il les Etats-Unis ?

M. Obama va faire l’éloge du président Felipe Calderon, accolades et embrassades vont continuer, mais les agences de sécurité américaines filtrent depuis des mois des informations sur le degré d’implication du personnel politique mexicain, et cela va monter de plus en plus haut. C’est le début d’un tsunami, le fléau des pays qui exportent l’insécurité. Quand on voit apparaître des décapitations en Espagne ou aux Etats-Unis (attribuées aux cartels mexicains), les services de renseignement occidentaux commencent à faire pression. Parmi les 107 pays où j’évalue les activités du crime organisé, le Mexique occupe le cinquième rang, derrière l’Afghanistan, la Guinée-Equatoriale, le Nigeria et le Pakistan.

Le Mexique en rejette la responsabilité sur les Etats-Unis, le plus grand marché des drogues...

Il n’y a pas que la drogue. La Convention de Palerme (qui définit les instruments de la communauté internationale contre le crime organisé) identifie 24 types de délits, et les Mexicains participent à tous, sauf au trafic de matières nucléaires. Le cartel de Sinaloa a des actifs financiers dans 28 pays, dont la Chine et l’Inde. L’économie du Mexique est infiltrée à 78 % - au Guatemala, on atteint 85 % -, ce qui préoccupe les investisseurs qui viennent discrètement me consulter.

Dès 2008, une étude américaine révélait qu’il existe, dans 63 % des municipalités mexicaines, une infrastructure criminelle connue de la population comme des autorités. A Mexico, la prostitution enfantine s’exerce sous le nez des policiers. Et je considère que 8 % des communes sont "inféodées" au crime, au sens où il y lève l’impôt et y détient le monopole de la violence.

D’où provient un tel chiffre ?

Je le déduis du nombre de municipalités où l’armée a dû récemment destituer les autorités locales, détruisant ainsi des pactes établis, qui garantissaient une tranquillité apparente.

Le gouvernement mexicain a envoyé l’armée dans les régions les plus atteintes et revendique, depuis début 2009, une baisse de 26 % du nombre d’homicides liés à la violence des cartels. N’est-ce pas encourageant ?

Ce qui nous inquiète le plus, c’est moins le pourcentage d’homicides que l’infiltration de l’appareil d’Etat. Les revenus d’un capito (petit chef) du cartel de Sinaloa, l’un des sept groupes criminels qui s’efforcent de contrôler l’ensemble des activités illicites, se chiffrent en millions de dollars - dont une bonne partie sert à corrompre des autorités. Les Mexicains n’ont pas tort de souligner que les Etats-Unis souffrent d’une augmentation considérable de la corruption par le crime : elle a entraîné 200 inculpations en 2008. Cependant, les autorités américaines sont capables d’empêcher que l’Etat soit "capturé". Le Mexique court à cet égard un vrai danger. Il applique 46 % des critères de la Convention de Palerme, mais à peine 23 % de ceux de la Convention de Merida, l’instrument des Nations unies pour lutter contre la corruption.

Mon livre, Paradoxe de la sanction pénale, démontre que tous les pays employant une stratégie "à la mexicaine", fondée avant tout sur la persécution physique des criminels, ont vu augmenter le phénomène de la corruption. Aucun pays n’a pu réduire les opérations du crime organisé sans s’attaquer aussi à son patrimoine.

Que penser de la loi sur la confiscation des propriétés de criminels, que promeut le gouvernement de M. Calderon ?

Elle n’a guère de dents pour mordre, si on la compare à son équivalent colombien. Et, surtout, elle n’est pas nécessaire. La France n’en a pas, mais travaille efficacement à identifier le patrimoine criminel. Le problème est politique : si l’on enquête réellement sur les patrimoines, on touche aux politiciens.

Le Mexique n’est pas mûr pour un tel pacte ?

Non. Il n’existe pas encore de consensus entre les partis politiques, à la différence de la Colombie ou de la Russie qui ont été confrontées à une désintégration de l’Etat. On peut critiquer les méthodes musclées de Vladimir Poutine, mais il faut se souvenir que la région de Bakou, avant lui, était dominée par la mafia.

Une dépénalisation des drogues couperait-elle l’herbe sous le pied des mafieux ?

Ceux qui proposent une telle mesure adoptent le regrettable rôle d’"idiots utiles". Légaliser la possession de certaines drogues répond à un souci de santé publique, mais il faudrait au préalable mettre en place une infrastructure sanitaire et légale dont le Mexique est dépourvu. En outre, une régulation du marché passe par une coordination avec les autres pays. Présenter la dépénalisation comme moyen de diminuer la délinquance est un leurre : dans le meilleur des cas, les criminels déplaceront leurs activités vers d’autres terrains.

Au Mexique, le problème croissant est celui de la production d’amphétamines, plus que la marijuana. Au Guatemala et au Mexique, seuls 50 % à 63 % des revenus des groupes criminels, suivant les organisations, sont générés par la drogue. Va-t-on légaliser aussi le trafic d’êtres humains, et revenir à l’esclavage ?

Propos recueillis par Joëlle Stolz (Mexico, correspondante)
Article paru dans l’édition du 17.04.09

http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/04/16/edgardo-buscaglia-specialiste-du-crime-organise-l-economie-du-mexique-est-infiltree-a-78-par-les-cartels_1181493_3222.html