Reportage

El Mirador, mère des cités mayas

LE MONDE | 13.02.09

Vue d’hélicoptère, la forêt du Peten est un morne moutonnement jusqu’à la frontière mexicaine. Difficile d’imaginer tout ce qui grouille, siffle, pépie, trottine et se balance sous les arbres : toucans, cerfs, tapirs, singes-araignées ou singes hurleurs à la puissante voix de fauve, tatous, serpents, porcs-épics. Et le sillage de crainte que creuse dans cette mer de verdure la course du jaguar, celui que les anciens Mayas appelaient Balam : le "maître du temps, seigneur de la nuit, souverain de l’inframonde".

Difficile, surtout, de se représenter sous ce linceul végétal ce que fut, il y a deux mille ans, la brillante culture maya du bassin d’El Mirador, au coeur du royaume de Kan, le serpent sacré. Car l’on commence à peine à en mesurer l’importance historique. Lorsque, en 1930, des archéologues américains ont survolé ce vaste plateau karstique, à la lisière du nord du Guatemala, ils ont aperçu dans la jungle des monticules boisés, qu’ils ont pris pour des volcans éteints. Or c’étaient de gigantesques pyramides, dont l’ancienneté bouleverse la chronologie établie, pendant longtemps, de la civilisation maya.

La plus imposante d’entre elles, que les collecteurs de gomme à mâcher - le chicle déjà apprécié des précolombiens - ont baptisé la Danta (le Tapir) à cause de sa silhouette massive, culmine à 72 mètres et dépasse, en volume, la grande pyramide de Gizeh, en Egypte. "Pour la construire (avec des outils rudimentaires, sans véhicules à roues ni animaux de trait), il a fallu l’équivalent de 15 millions de journées de travail, ou le labeur de huit mille hommes, jour et nuit, pendant trente ans", calcule l’Américain Richard Hansen, de l’université de l’Idaho, directeur des fouilles archéologiques du bassin El Mirador.

200 000 HABITANTS

Comme il n’y a aucune trace d’un système coercitif - les esclaves étaient réservés aux sacrifices humains -, "l’ordre religieux devait être essentiel pour assurer la cohésion sociale", explique Hector Escobedo, archéologue et vice-ministre guatemaltèque de la culture. Cet ordre a pu se souder autour d’un souverain charismatique. Mais si les spécialistes ont pu déchiffrer les glyphes qui scandent la succession des dix-neuf règnes de Kan, ils cherchent encore les tombes de ces rois oubliés.

"Nous avons sans doute devant nous la plus vieille métropole des Amériques", affirme Richard Hansen, qui a déjà identifié vingt-six villes dans cette zone. Neuf ont des dimensions comparables à Tikal, au sud-est d’El Mirador, dont les hautes pyramides blanches attirent les touristes du monde entier. Il est hors de question de dégager de leur gangue ces monuments, encore moins de les reconstruire - comme on le faisait autrefois, notamment au Mexique. Le Guatemala veut seulement révéler la façade des principaux édifices.

Ces centres étaient reliés par de larges chaussées de pierre surélevées, que l’on peut toujours distinguer du ciel parce que la végétation y est différente. Elles servaient à transporter le maïs, le cacao, l’albâtre, le jade des ornements, l’obsidienne des pointes de lance, les coquillages qui évoquent l’univers liquide de l’inframonde, où habitent les démons et où descendent les morts.

On estime qu’El Mirador, dont la population devait dépasser les 200 000 habitants, a connu son apogée au préclassique récent - entre 300 avant et 150 après J.-C. -, bien avant l’épanouissement de la période classique, qui s’est achevée au IXe siècle de notre ère. Au moment de la Conquête, les cités mayas disséminées du Honduras jusqu’au Chiapas et au Yucatan mexicains tombaient en ruines, couvertes par la végétation, dont les racines brisent les marches des temples et culbutent les bas-reliefs.

Comment pouvait-on nourrir autant de gens ? L’une des particularités de ce "bassin" géologique est qu’il n’a ni cours d’eau ni source, ni même le réseau de rivières souterraines dont est dotée une partie du Yucatan. Comme à Calakmul, la cité maya plus récente édifiée à 40 km à vol d’oiseau de l’autre côté de la frontière, les fondateurs d’El Mirador avaient installé des citernes afin de recueillir l’eau de pluie. Richard Hansen doit employer les mêmes méthodes durant ses campagnes de fouilles, qui se déroulent toujours à la saison humide, malgré la chaleur et les moustiques. Le village le plus proche, Carmelita, est à deux journées de marche.

Depuis trente ans qu’il arpente les sentiers de la jungle, l’Américain a eu le temps d’élaborer une théorie : selon lui, le "moteur économique" d’El Mirador était la boue des marécages avec laquelle les paysans ont su fertiliser leurs champs, au lieu de brûler la forêt et de défricher sur un périmètre toujours plus large, épuisant le sol calcaire après quelques récoltes, comme l’ont fait d’autres cités. La cause principale de la perte d’El Mirador, dit Richard Hansen - il a conseillé le cinéaste Mel Gibson pour sa fiction controversée mais saisissante sur les Mayas, Apocalypto -, est que les dirigeants ont rompu un délicat équilibre écologique, "parce qu’ils se croyaient tout permis".

L’épaisseur des revêtements de stuc des monuments, peints en rouge avec de l’oxyde de fer, a été multipliée par quinze au cours des siècles. Pour produire cet élément décoratif, il fallait de grandes quantités de bois et de pierre à chaux. Les élites d’El Mirador ont sacrifié leur environnement à leurs rêves de magnificence : nous n’avons pas fini d’en tirer les leçons.

Joëlle Stolz

Article paru dans l’édition du 14.02.09