Les dégâts du Dakar

(actualisé le )

Sabine Kradolfer, anthropologue à l’UNIL, a croisé la route du rallye Paris-Dakar en Patagonie et y a vu un danger pour les paysans et pour les sites archéologiques.

Sabine Kradolfer.
Jeudi 8 janvier 2009.

Tandis que la torpeur estivale s’abat lourdement sur les terres brûlées et battues par le vent du nord de la Patagonie argentine, le rythme de la vie y semble encore plus lent, ses habitants tapis aux plus chaudes heures de la journée à l’ombre des îlots de fraîcheur qu’offrent les rares arbres plantés près des points d’eau. Pourtant l’année à peine commencée voit ces paysages se réveiller brutalement au passage des centaines de camions, voitures, motos et quads impliqués en ce moment dans le rallye Paris-Dakar, délocalisé en Argentine et au Chili.

Une lutte acharnée dans un environnement défini comme hostile. Hostiles comme peuvent l’être les travesías, ces étendues semi-désertiques de centaines de kilomètres qui séparent les pampas de la Cordillère des Andes. Par contre, elles sont le sol nourricier du bétail des petits éleveurs indiens ou métis, un bétail qui cherche inlassablement de jeunes pousses ou croque délicatement des buissons d’épineux dans une relative liberté. Ici, pas d’enclos, puisque les animaux doivent chercher leur nourriture sur de vastes étendues où ils déambulent, accompagnés d’un berger, de son cheval et de quelques chiens. Désormais, il faut leur souhaiter de ne pas se trouver sur le tracé de la course... ou d’avoir le temps pour déguerpir. Ceux qui ne pourront s’enfuir à la vue des camions, quads, motos et autres engins, ce sont les restes de dinosaures, les ossements des anciens Amérindiens et tous les sites archéologiques qui fleurissent à même le sol et qui ont résisté à une érosion éolienne intense.

Dans l’analyse de l’impact social, culturel et environnemental, les organisations autochtones auraient dû être consultées puisqu’elles seraient en droit de négocier les conditions de passage du rallye, en vertu de différentes conventions internationales ratifiées par l’Etat argentin et de la législation nationale et provinciale. Dans l’esprit de certains, cet «oubli» des autochtones rappelle le triste temps de la conquête de la Patagonie par les armées argentines qui tuèrent et déportèrent des milliers d’Indiens, conduisant ainsi au démantèlement profond de leur société florissante. Or, les guerres qui ont mené à l’incorporation violente d’une partie de la Pampa et de la Patagonie à l’Etat argentin entre 1875 et 1885 sont connues sous le nom de «Conquête du Désert». En réalité, seules certaines zones des territoires auxquels ce terme fait référence avaient à pâtir de la sécheresse (les fameuses travesías). Mais l’idée de «désert» s’appliquait à ce moment-là aussi bien aux zones arides qu’aux forêts tropicales, puisqu’elle faisait référence aux espaces vides de toute «civilisation occidentale». La référence à l’absence de population, ne concernait bien évidemment que la population blanche «civilisée». Aujourd’hui encore, il semble que seules les populations descendantes des anciens immigrants aient été consultées dans l’organisation du rallye.

Il faut se demander comment les petits éleveurs, qui survivent péniblement dans cet environnement hostile où ils ont cependant réussi à établir un équilibre précaire avec une nature encore relativement préservée (de nombreuses zones touchées par le rallye sont classées en zones naturelles protégées), réagiront au passage des concurrents. Plus préoccupantes encore seront les conséquences de l’après-rallye dans des régions où les habitats dispersés se trouvent bien souvent sur des tierras fiscales, des terres publiques. Les droits d’occupation attribués par les autorités prévoient que les habitants de ces terres peuvent les exploiter mais, comme ils n’en sont pas propriétaires, ils ne pourront pas bénéficier de dédommagements si elles sont affectées par le passage du rallye.

Dans la ville de Neuquén, la population semble plutôt contente de voir arriver une course internationale. «Nous sommes très contents que des gens viennent du monde entier pour connaître notre pays», disait une personne interrogée par la télévision à Buenos Aires. Les différences de point de vue autour du rallye me rappellent la typologie des populations de Patagonie par un ami argentin. Il considère la classe moyenne, issue dans sa grande majorité de vagues d’immigrants en provenance d’autres provinces plus septentrionales de l’Argentine, comme porteuse d’une «identité prostituée». Ces personnes sont arrivées en Patagonie durant la deuxième moitié du XXe siècle pour y occuper les positions supérieures dans l’administration, l’industrie et les services. Patagon convaincu, mon ami évoque une certaine lassitude à les écouter rêver de Buenos Aires, la grande ville, ainsi que d’impossibles voyages vers l’Europe. Une Europe mythifiée où ils projettent leurs racines: ils sont des descendants d’Européens et ne l’oublient pas! Ils seraient capables de prostituer leur âme pour partir, sortir, fuir la Patagonie, explique mon ami. Alors le Dakar, pour eux, c’est le pied! C’est l’Europe, le monde, devant leur porte, chez eux. Ils iront admirer les véhicules, regarder les étrangers - des vrais - tout en s’essayant à quelques mots d’anglais, de français ou d’allemand. Les autres, les Patagons, les vrais, se divisent, toujours selon mon ami, entre des ouvriers ou exploitants agricoles fiers de leurs origines tant argentines que patagones et des autochtones, les Indiens mapuche. La frange rurale de ces deux catégories sera vraisemblablement celle qui payera le plus fort tribut au Dakar. Il ne reste qu’à enfermer les troupeaux en attendant que ne retombent les volutes de terres soulevées par les bolides.

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