Amériques

AMÉRIQUE LATINE - Une occasion rêvée de réduire les inégalités

Quand la croissance est là, il faut en profiter pour investir dans le social. C’est ce que vient de conclure le XVIIe Sommet ibéro-américain.

La pauvreté et la dette peuvent faire perdre une décennie, mais la richesse aussi, si on ne sait pas l’utiliser. L’Amérique latine court ce risque aujourd’hui. En dépit de leur croissance économique actuelle, de nombreux pays du continent sont peut-être en train de perdre une occasion historique, faute de savoir ou de vouloir profiter de l’aubaine. Il ne suffit pas de tendre son assiette. Les gouvernements, les entreprises, mais aussi les particuliers – tant dans les pays eux-mêmes que dans la diaspora – devraient investir une partie de cette nouvelle richesse dans des projets d’avenir, dans des infrastructures, matérielles et institutionnelles, et dans des améliorations sociales, à com­men­cer par l’éducation, au lieu que l’Etat, quand il le fait, se borne à distribuer de l’argent de manière populiste.
Cette croissance est bien trop dopée par l’augmentation de la demande et des prix des matières premières, une hausse liée à la croissance générale, et plus particulièrement celle de pays émergents comme la Chine et l’Inde. Le facteur chinois change la donne. L’Amérique latine est devenue en 2005 le premier destinataire des investissements directs de la Chine à l’étranger. Mais la Chine est aussi un grand concurrent pour l’industrie et les services d’Amérique latine.

Comme l’a souligné l’ancien président du Chili Ricardo Lagos, qui préside actuellement le Club de Madrid [organisation regroupant 66 ex-chefs d’Etat ou de gouvernement, fondée en 2001 à Madrid], “la croissance à elle seule ne résout aucun problème s’il n’y a pas de politique sociale”. Et une politique sociale digne de ce nom, surtout dans la conjoncture actuelle, doit permettre à toutes les catégories de la population de recueillir les fruits de la croissance.

Chávez est en train de tuer la démocratie au Venezuela, mais il est parvenu à mettre les questions sociales à l’ordre du jour en Amérique latine, continent le plus inégalitaire du monde, où elles ont été trop longtemps négligées. Il est significatif que le XVIIe Sommet ibéro-américain [qui s’est tenu du 8 au 10 novembre à Santiago du Chili], placé sous le thème de la “cohésion sociale”, ait débouché sur des conclusions concrètes.

Pour favoriser la cohésion sociale et créer des infrastructures, il faut de l’argent public, autrement dit des recettes fiscales. Or, lors de la dernière série d’élections, aucun candidat n’a vraiment parlé d’augmenter les impôts ; tout au plus a-t-on évoqué un meilleur recouvrement des arriérés, quelques progrès ayant été réalisés dans ce domaine depuis une dizaine d’années. La pression fiscale réelle, charges sociales comprises, est dans bien des cas inférieure à 15 % du PIB – le Brésil est une exception avec 36 %, suivi de l’Argentine avec 26 % –, ce qui a pour effet de paralyser les Etats. Sans ces recettes, impossible d’investir dans l’avenir autrement qu’en recourant aux capitaux privés. S’il n’y a pas d’argent public pour tout, l’Etat peut se concentrer sur l’éducation et la santé, ainsi que sur quelques infrastructures moins rentables, en laissant d’autres domaines aux capitaux privés. Ce qu’il faut, ce sont des projets nationaux et un projet continental, ou du moins des projets sous-régionaux.

L’état doit se doter d’institutions solides

A cet égard, l’élection de Cristina Kirchner en Argentine pourrait amener un changement par rapport à la politique de son mari. A cette réserve près qu’elle a perdu dans presque toutes les grandes villes, ce qui traduit une tension entre villes et campagnes – ces dernières bénéficiant directement de la flambée des prix des ma­tières premières. Mais attention : comme on l’a vu avec la “révolte du maïs” au Mexique [en janvier 2007, du fait de la hausse du prix du maïs et donc de la tortilla, nourriture de base au Mexique, voir CI n° 848, du 1er février 2007], la nouvelle demande de cé­réales pour l’alimentation et les agrocarburants peut aggraver la situation des plus pauvres en Amérique latine (et dans d’autres régions du monde).
L’Etat doit se doter d’institutions solides. L’OCDE [dans son dernier rapport sur l’Amérique latine, rendu public le jeudi 8 novembre] a rappelé cette évidence : la pauvreté peut mettre en danger la démocratie en Amérique latine. Elle avait déjà montré, données à l’appui, que les inégalités accroissent l’insécurité. La pauvreté et les inégalités sont des choses différentes, mais la combinaison des deux peut s’avérer désastreuse. De plus, en Amérique latine, il arrive trop souvent qu’on ne sache pas qui prend les décisions. Le Forum des entreprises, qui se tenait parallèlement au Sommet ibéro-américain, a souligné la nécessité de réduire l’insécurité politique et juridique pour mieux attirer les investissements étrangers et dissuader la fuite des capitaux locaux, et de faire bon usage des transferts des émigrés.
Du fait de sa démographie, l’Amérique latine n’a pas à consacrer autant aux retraites que d’autres économies émergentes, comme la Chine. C’est une occasion unique qu’il ne faut pas laisser passer.

Andrés Ortega

El País

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