Goya, peintre de la cour et des ténèbres

Véronique Prat. 27/06/2008

Les poètes, les artistes d’avant-garde, de Manet à Picasso, ont tous été séduits par ce génie aux visages multiples, à la fois peintre de cour et créateur satanique. A Madrid, 200 oeuvres retracent l’itinéraire de ce visionnaire.

La vie de Goya chevauche deux siècles : il est né sous le règne de Louis XV ; il est mort deux ans avant la monarchie de Juillet. Il a servi quatre rois, dont un Français, assisté à une invasion et à une guerre civile. Il a côtoyé de près la Cour et les grands de ce monde, il a été l’observateur sans complaisance des heurs et malheurs de son temps. Ses amours avec la duchesse d’Albe le plongent dans le scandale, sa maladie et sa surdité, dans la tragédie. Goya est bien ce personnage romanesque que Paul Morand fait apparaître dans son Flagellant de Séville. Sa carrière, elle aussi, fait le grand écart : des toiles de l’ambitieux jeune homme, arrivé fringant de Saragosse pour conquérir Madrid, aux ultimes portraits d’un poignant vieillard sourd et presque aveugle en exil à Bordeaux, il est parfois difficile d’y voir la main d’un seul et même artiste. Goya est l’auteur d’agréables toiles décoratives mais aussi de nus qui ont choqué, de scènes de sorcellerie qui ont inquiété, de monstres qui ont scandalisé. Comment, et pourquoi, Goya passe-t-il de gentilles scènes de genre peintes dès 1775 à la violence terrifiante des Caprices (1799) ? Pour comprendre, il faut entrer dans le détail de sa vie.

Goya n’a rien d’un génie précoce. S’il était mort aux abords de la cinquantaine, nous ne parlerions pas de lui aujourd’hui : les quelques oeuvres qu’il faut alors inscrire à son actif sont banales. Il est né en 1746, du côté de Fuendetodos, dans la province aragonaise. Son père, maître doreur réputé, embellissait les églises de Saragosse et rêvait sans doute de voir son fils lui succéder dans la profession. Tout cela est bien banal. A 14 ans, Goya entre comme apprenti dans l’atelier d’un modeste peintre local, José Luzan, où il n’est d’ailleurs qu’un bon élément, sans talent particulier. En 1763, à 17 ans, il tente le concours de l’académie royale San Fernando de Madrid. Et échoue. Nouvel échec trois ans plus tard, en 1766. En 1771, après un voyage en Italie sur lequel on sait peu de choses, il reçoit sa première commande : des fresques pour Notre-Dame-del-Pilar, à Saragosse. Il n’y a pas grand-chose à en dire : Goya montre qu’il connaît les rudiments du métier, mais ne se révèle ni plus ni moins habile que nombre de jeunes peintres de sa génération.

En 1773, Goya épouse Josefa Bayeu, la soeur d’un honnête artiste déjà établi à la cour comme peintre du roi. Goya pense-t-il à sa carrière ? C’est en effet grâce à son beau-frère Francisco Bayeu qu’il reçoit bientôt la commande de cartons de tapisseries pour la manufacture royale de Santa Barbara. Ce sont des scènes traditionnelles de chasse, des épisodes de la vie quotidienne du petit peuple tels que les imagine l’aristocratie madrilène, des réunions champêtres et des fêtes galantes peintes dans une débauche de couleurs vives. Des sujets qui font penser à Boucher ou à Fragonard, en tout cas encore à l’art du XVIIIe siècle. C’est charmant, mais un peu mièvre, et on se lasse vite de ces couples, toujours les mêmes, et de leurs jeux de colin-maillard, de leurs pique-niques et de leurs marivaudages. Et pourtant, pendant quelque dix-sept ans, jusqu’en 1792, Goya va s’adonner à ces travaux...

Depuis 1786, il est officiellement peintre du roi Charles III, puis de Charles IV. Il partage la vie des grands d’Espagne, se lie d’amitié avec des aristocrates épris des idées des Lumières. En 1800, c’est le souverain lui-même qui réclame à Goya un portrait des membres de la famille royale. Il les peindra en tenue de chasse, à cheval ou avec les infants, manière de se poser en héritier de Vélasquez. On a dit que ces effigies étaient satiriques tant la reine est laide, tant son époux a l’air suffisant. En fait, le peintre était fidèle à la réalité, peut-être même l’embellissait-il par le chatoiement des couleurs des étoffes et des bijoux dont il parait les souverains.

La vie du peintre va brusquement basculer. Dans le drame. Dans l’horreur. Au cours de l’hiver 1792, alors qu’il voyage seul en Andalousie, il est terrassé par une terrible maladie qui le mène tout près de la mort et dont il restera affreusement diminué. Congestion cérébrale ou syphilis ? Il demeurera paralysé et sourd. Tout au long des trente-cinq ans qui lui restent à vivre, il endurera des bourdonnements de tête et devra s’exprimer par signes ou par écrit. On a peut-être exagéré les conséquences de cette épreuve en affirmant qu’elle a bouleversé la peinture de Goya. C’est vrai pourtant qu’une cassure décisive intervient alors dans son art, bien vue par Malraux : « A partir de là, Goya entre dans l’irrémédiable. Il va oser cesser de plaire. »

De retour à Madrid en juillet 1793, il ne reprend pas son activité pour la manufacture de tapisseries de Santa Barbara. On ne possède que de maigres informations sur la vie de Goya pendant les années 1792-1793. Mais comment, en moins de deux ans, a-t-il pu passer de la condition de peintre admiré à celle de quasi-proscrit où il semble être dès lors tombé ? Les remous politiques qui agitent la Cour, conséquences des événements de France, ont sans doute joué un rôle : à la violence des troubles politiques répond la violence des sujets et de l’expression picturale de Goya. Les oeuvres peintes durant ces années cruciales expriment l’horreur et l’angoisse qui reviendront désormais comme un leitmotiv. Goya dénonce coup sur coup les convulsions d’une Espagne en crise, la barbarie des troupes napoléoniennes, les horreurs de la guerre civile, les pillages, les viols, les vols.

En 1819, Goya se retire dans sa casa de campo des bords du Manzanares, la Quinta del Sordo, où, à 75 ans passés, il va peindre pour lui-même les « peintures noires, vastes fresques d’une violence hallucinée qui dénoncent la folie irrémédiable des hommes ». On y retrouve l’univers satanique du peintre, où des foules hagardes se divertissent en tranchant les gorges, en livrant des femmes nues et ligotées à la barbarie de primitifs hirsutes, où des matadors sont empalés comme des pantins sur les cornes aiguës des animaux. Ce Goya-là n’a rien de décoratif, rien de voluptueux, rien de lyrique. Mais le vrai Goya est là.

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