Actualité juin 2008, Spécial Espagne (Nouvel Observateur Nº2273)

L’Espagne garde la pêche Le petit pays qui n’a pas peur du monde.

Certes le ralentissement économique, certes l’explosion de la bulle immobilière, certes le terrorisme qui vient encore de tuer... Mais aussi la libération des moeurs, plus rapide que nulle part ailleurs. Les femmes qui tiennent le haut de l’affiche. Une gauche qui n’a pas peur de se revendiquer libérale. Les Espagnols n’en finissent pas de faire tomber les tabous et pensent toujours que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Mais comment font-ils donc ?

De notre envoyé spécial

Cette photo-là a fait le tour du monde. Une jeune femme blonde, enceinte de sept mois, passant les troupes en revue, en pantalon et blouse pré-maman. Elle s’appelle Carme Chacón, elle a 37 ans, elle est ministre de la Défense, dans un gouvernement à majorité féminine (neuf femmes pour huit hommes) fait à notre connaissance sans précédent. Une vraie allégorie, cette photo, et qui correspond si bien à l’image que José Luís Rodriguez Zapatero veut donner de l’Espagne. Un triple message, en fait. D’égalité des genres, dans un pays qui passait pour le berceau du machisme. De confiance dans la jeunesse et dans l’avenir. Et aussi, message à usage interne : une certaine idée de l’Espagne une et plurielle, chère à Zapatero. Car Carme (pas Carmen) est catalane, de ces Catalans tranquilles, qui vivent sans douleur leur double appartenance. Qu’une ministre catalane assiste tous les jours à la montée des couleurs au son de l’hymne espagnol, ce n’est pas indifférent, dans un pays où l’organisation de la conviviencia (la vie commune des identités qui forment la nation) reste un problème lancinant, un chantier perpétuel.
«Le président réélu a deux axes stratégiques pour cette seconde législature», explique un proche de Zapatero. Le premier, c’est «l’égalité intégrale» projet incarné par la nomination d’une ministre de l’Egalité, Bibiana Aido, benjamine du gouvernement. «Electoralement, nous avons un problème avec la classe moyenne. Avec la bataille pour l’égalité, nous pouvons gagner sur ce terrain-là, car c’est une demande qui traverse toute la société.» Le second, c’est le rôle de l’Etat. «Zapatero, explique le même, a réalisé qu’au cours du précédent mandat, avec la focalisation sur la question des nationalités - discussion sur le Pays basque, nouveau statut de la Catalogne -, il a laissé le Parti populaire s’emparer du thème de la solidarité. Il est décidé à corriger le tir. Car en temps de crise les gens ne veulent pas moins d’Etat, mais plus d’Etat - et en Espagne, plus d’Etat, ça veut dire plus d’Espagne.» D’où la nomination, par exemple, du nouveau ministre de l’Industrie Miguel Sebastián, très proche de Zapatero, qui passe pour nettement plus interventionniste, colbertiste, que le ministre de l’Economie Pedro Solbes.

Car l’économie espagnole ne va pas très fort. Le gouvernement ne cesse de réviser à la baisse les prévisions de croissance. Le bâtiment premier employeur du pays débauche. Les prix ont explosé. Avec la remontée des taux d’intérêt, les emprunteurs sont pris à la gorge, et la demande s’effondre. Les banques appellent au secours et les promoteurs tombent comme des mouches.
Km 36 de la route d’Andalousie, en venant de Madrid. Nous sommes à Seseña. Au milieu de nulle part surgit une forêt d’immeubles de brique rouge et de grues à l’arrêt. A l’entrée de l’urbanisation, un panneau annonce en lettres d’or : «Residencial Francisco Hernando». Un personnage, ce Francisco, qui a commencé dans la vie comme égoutier (d’où son sobriquet de Paco el Pocero) et n’a jamais mis les pieds à l’école. A 20 ans, il se lance dans la construction. Connaît des fortunes diverses. Dépose le bilan. Retombe sur ses pattes. C’est un homme de ressource. Et qui voit grand. Une figure médiatique des années fric, avec son yacht plus long que celui du roi et son jet privé, le même que Bill Gates. En 2003, il se lance dans un projet à sa mesure. Ce sera Seseña : 13 500 appartements, 40 000 habitants. Mais les plus beaux rêves ont une fin. Crise, krach, flop... Aujourd’hui, Paco City ne compte que 750 personnes, qui errent comme des âmes en peine au milieu d’une ville-chantier sans médecin, sans bus, ni commerces, constellée de panneaux «se vende». Seseña, comme une métaphore de la folie immobilière des années 2000.

Alors, dépressifs, les Espagnols, minés par l’angoisse du futur ? Eh bien non. Malgré la «deceleración», comme dit pudiquement le gouvernement, la hausse de l’inflation et du chômage, le moral des ménages, note José Juan Toharia, de l’Institut Metroscopia, a été «à peine affecté. Les Espagnols ont vu leur situation tellement changer depuis trente ans, et changer en bien, qu’ils ne peuvent tout simplement pas intégrer l’idée que cela puisse s’arrêter».
Serait-ce le début de la fin du «miracle espagnol» ? L’épuisement du cycle qui a permis à l’Espagne de recoller au peloton des grandes nations européennes, grâce aux vertus conjuguées de la démocratie, de l’économie de marché et des aides communautaires ? Les experts se divisent. Les uns font valoir que l’Espagne reste à la traîne dans le domaine scientifique et technologique, que la productivité du travail y est faible, le commerce extérieur structurellement déficitaire, bref que son modèle de croissance est inadapté au monde de demain. Les autres recensent les atouts : un niveau de croissance encore enviable; des comptes publics très sains; enfin le pays s’est engagé, tardivement mais résolument, dans les voies de l’économie high-tech. Il est bien placé, par exemple, dans le domaine des matériaux composites, ou de l’éco-business. Zapatero a promis de doubler les crédits de la recherche d’ici à 2012. Voici même l’Espagne dotée, pour la première fois ( !), d’une ministre de l’Innovation, Cristina Garmendia, biologiste et fondatrice du groupe Genetrix.

Qui a raison, qui a tort ? L histoire tranchera. Reste que dans sa tête l’Espagne n’est pas encore sortie de ses «Trente Glorieuses» ? Pour le moment, la majorité des gens continuent de penser que la deceleración est juste un trou d’air. Que demain sera meilleur qu’aujourd’hui et que leurs enfants vivront mieux qu’eux.

Si une génération a le blues, c’est justement celle des enfants de la démocratie. Peut-être parce qu’elle n’a pas connu l’avant. Ils ont à peu près 30 ans. Ils sont nés quand Franco mourait. Ils incarnaient tous les espoirs de leurs parents. C’est la génération la mieux formée qu’ait connue l’Espagne. Ils ont fait des études supérieures, appris l’anglais. Mais la société ne leur a pas proposé d’emploi en rapport avec leur qualification. On les appelle les «mileuristas», parce qu’ils gagnent 1 000 euros ou guère plus. Ils squattent chez papa-maman et traînent une interminable adolescence.

«Ce sont de grands enfants, parce que la société les a infantilisés. S’il n’y avait pas la famille, tout s’effondrerait», dit l’écrivaine Espido Freire, 33 ans, qui leur a consacré deux essais à succès. «Attention, précise-t-elle, les mileuristas ne sont pas des révoltés, ils se rient de tout. Ils sont passifs, individualistes et caustiques. Ils ne s’intéressent qu’aux loisirs. Sortir, s’amuser, voyager low cost. Claquer son fric dans les bars et les boutiques Zara.» Dans leur malaise même, mélange de frustration et d’insouciance, ils sont assez représentatifs, au fond, de la mentalité espagnole.

Ce qui caractérise l’Espagne de 2008, ce n’est pas qu’elle n’a pas de problèmes. Elle en a beaucoup - la persistance d’un terrorisme basque certes résiduel mais toujours meurtrier; la corruption, fille de la frénésie spéculative... Un violent choc culturel entre une société où la libération des moeurs a été plus rapide que nulle part et une Eglise arc-boutée sur les valeurs de la vieille Espagne. Non, ce qui caractérise l’Espagne, c’est sa capacité à aller de l’avant. Avec ses moyens à elle : débrouillardise, réactivité, capacité d’initiative. On aura garde de voir là un modèle transposable, à l’usage de la France, par exemple, dont elle est à peu près le miroir inversé. La recette espagnole ? Un Etat svelte, qui s’est dépouillé volontairement au profit des régions de toutes les compétences qui ne relèvent pas strictement de la nation. Un Etat-providence minimal, auquel supplée la famille-providence. L’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, souvent self-made-men, à l’esprit conquistador. Un rapport décomplexé à la mondialisation, perçue comme une opportunité plutôt que comme une menace. Plus inattendu, dans un pays où le débat politique donne toujours l’impression qu’on est au bord de la guerre civile, une culture du pacte, du compromis entre patronat et syndicats comme entre Etat et régions... Le franquisme était étatiste et jacobin; la gauche est libérale et girondine.

Reste la grande question que pose Alain Touraine (dans la revue «Pouvoirs» de janvier 2008) : «Si la grande force de l’Espagne a été de renverser la force écrasante de l’Etat autoritaire, de l’Eglise répressive et de la famille close, d’où peut venir le dynamisme suffisant pour répondre aux problèmes nouveaux qui ne sont plus ceux de la liquidation du passé, mais ceux de la préparation de l’avenir ?» Le sociologue propose lui-même la réponse : «Lindividualisme créateur»; «La volonté et le désir d’une création libre de soi et de son rapport aux autres.» Les Espagnols disent cela d’un mot : la gana, l’envie. La pêche, quoi.


La nouvelle vague du cinéma espagnol
A nous deux, Hollywood !

Aucun film espagnol en compétition, cette année, dans la sélection officielle de Cannes. Mais deux stars sur les marches : la radieuse Pénélope Cruz et son compagnon, Javier Bardem, le tueur démoniaque de «No Country for Old Men», venus présenter le nouveau Woody Allen, tourné en anglais à Barcelone. Cela résume assez bien les paradoxes du cinéma espagnol.
Quelques chiffres. En 2007, l’Espagne a produit 172 longs métrages. Ce qui la situe au deuxième rang européen, derrière la France. Mais pour quelques jolis films d’auteur voués au petit public, que de nanars ! Et de flops ! Les 136 films sortis en salles ont réuni moins de 16 millions de spectateurs (contre 100 millions pour les films étrangers). Deux seulement sont entrés dans le top 25, dont l’excellent «l’Orphelinat», une histoire de fantômes qui fut le carton de l’année avec plus de 4 millions de spectateurs, et «Rec», un film d’horreur plutôt teen-ager. Pourtant, ces chiffres ne reflètent pas le rayonnement croissant des artistes espagnols de la nouvelle génération sur la scène internationale.
«Nous sommes une génération sans frontières, en phase avec le monde actuel», dit Juan Carlos Fresnadillo, 40 ans, qui se définit comme «un cinéaste international». Nominé aux Oscars pour son premier court métrage, il prépare aujourd’hui son troisième film, une coproduction internationale. Le précédent, «28 Semaines plus tard», tourné en Grande-Bretagne, a été classé deuxième au box-office américain. La résistance à l’impérialisme yankee, ce n’est pas son problème. «Si nous nous replions sur nous-mêmes, nous sommes fichus. Le cinéma est une industrie globale. A nous d’y prendre notre place, tout en développant notre identité propre.» L’influence anglo-saxonne, il l’assume. «Mais la forme est espagnole - notamment le goût du fantastique, qui est notre manière d’appréhender la réalité sociale.» Pour les gens de cette génération polyglotte et mondialisée, cinéastes ou comédiens, le modèle, ce n’est pas Almodovar, trop... à part. C’est Alejandro Amenâbar, le surdoué, devenu la coqueluche de Hollywood à 28 ans. Capable de passer, avec la même virtuosité, d’un film de genre produit par Tom Cruise et interprété par Nicole Kidman (le magnifique «les Autres», toujours des fantômes) à un film réaliste, quasi documentaire, sur l’euthanasie, et 100% espagnol («Mar adentro»). Et aujourd’hui une superproduction internationale à 50 millions d’euros : le petit génie espagnol né au Chili tourne actuellement, à Malte, avec des acteurs américains, l’histoire de la bibliothèque d’Alexandrie. C’est ça, l’auberge espagnole.


Viva Francia !
La fin des complexes

Deux cents ans après la guerre contre Napoléon, les Espagnols ont liquidé les vieux ressentiments

Il y a quelques mois encore, dans les milieux diplomatiques français, on s’inquiétait de la tournure que pourrait prendre la commémoration du bicentenaire. Le bicentenaire ? Celui du soulèvement de 1808 contre les armées napoléoniennes, le 2 mai, point de départ de la «guerre d’indépendance» et acte fondateur de l’identité espagnole moderne. «Cette maudite guerre d’Espagne fut la cause de tous les malheurs de la France», écrivait Napoléon à Sainte-Hélène. Mais un grand sujet de fierté pour l’Espagne, et un inépuisable vivier de mythes nationaux. On avait tort de s’inquiéter. Pas trace de revanchisme dans les cérémonies, expos et ouvrages consacrés au Dos de Mayo. Plutôt qu’une dénonciation des exactions commises par les troupes de Murat ou Lannes, ce fut l’occasion d’une réflexion collective sur l’héritage du 2 mai, comme révélateur des démons intimes de l’Espagne, qui empoisonnèrent son terrible XIXe siècle et retardèrent son accession à la démocratie. «Je n’ai jamais douté que nous triompherions des Français, mais triompherons-nous de nous-mêmes ?», prophétisait en 1812, à Cadix, l’écrivain Bartolomé Gallardo. 1812 : «l’année de la victoire et de la faim». Cadix, la ville où fut rédigée la première Constitution libérale de l’Espagne, conquête de la nation en armes contre l’envahisseur français, mais toute imprégnée des idées de liberté et de souveraineté nationale : des idées «françaises». Tout un noeud de contradictions résumé dans la vie et l’oeuvre de Goya.

Le génie aragonais, à qui le Prado consacre en ce moment une magistrale exposition («Goya en temps de guerre»), était l’ami des libéraux et des «afrancesados». Déchiré en 1808 entre son patriotisme et son admiration pour la France, horrifié par les «désastres de la guerre», l’auteur de l’oeuvre la plus emblématique de l’art espagnol du XIXe siècle (le diptyque du «Dos» et «Tres de Mayo» : l’héroïsme et le martyre) travailla pourtant pour l’éphémère roi Joseph Bonaparte (dit «Pepe Botella» en raison de son penchant pour la bouteille). Les Français partis, il assista, accablé, au retour de l’absolutisme et finit ses jours en 1828 à Bordeaux, refuge des libéraux en exil. Il y a là, en germe, toute l’histoire compliquée des relations à venir entre l’Espagne et la France. France admirée, enviée et redoutée. France des droits de l’homme pour les libéraux, terre d’asile pour les morts de faim et les combattants de la liberté. Pays d’où vient tout le mal pour la droite absolutiste et plus tard franquiste -, foyer de cette pernicieuse idéologie des Lumières qui avait corrompu l’âme de la sainte Espagne.
Tout cela est derrière nous. L’antifrancisme n’existe plus aujourd’hui que de façon résiduelle, chez quelques vieux nostalgiques du franquisme. Dans les sondages, la France est le pays le plus aimé des Espagnols. Grâce à l’Europe, sans doute. Et à la remarquable coopération des polices espagnole et française dans la lutte contre ETA jusqu’au récent coup de filet de Bordeaux. Mais surtout parce qu’avec la démocratie et le rattrapage de son retard de développement l’Espagne, réconciliée avec elle-même, a liquidé ses complexes envers le grand voisin. Elle observe même avec une amicale commisération nos crises sociales et nos convulsions politiques à répétition. Zapatero ne s’était-il pas donné pour ambition de rattraper la France, en PIB par habitant, d’ici à la fin de la législature ?


Elles bougent l’espagne
Les conquérantes

Politiques, artistes, dirigeante d’entreprise, cuisinière étoilée ou grand-mère en colère... Huit femmes à l’image d’un pays où tombent les citadelles machistes

Carme Chacón
La dauphine ?

Première femme ministre de la Défense. Première ministre espagnole à accoucher dans ses fonctions (de son premier enfant). Et demain ? Chacun se demande où s’arrêtera la fulgurante ascension de Carme Chacón, 37 ans, bombardée par Zapatero à la tête des armées, après un passage éclair au Logement où elle a tout de même eu le temps de signer une des réformes emblématiques de la législature : la création d’une allocation d’autonomie pour les jeunes désargentés. Mariée depuis peu (les mauvaises langues commençaient à jaser) avec Miguel Barroso, un proche de Zapatero, Carme Chacón n’est pas pour autant une «femme de...». C’est une femme très. Très politique : le succès de la liste qu’elle , menait en Catalogne a largement contribué à la victoire des socialistes aux législatives du 9 mars. Très bosseuse. Très ambitieuse. La maman du petit Miguel ne ratera pas un conseil des ministres. Pas le style à rester à la maison pour pouponner - n’en déplaise aux gros malins qui lui offraient de la layette lors de ses visites dans les garnisons. Parmi les barons du PSOE, beaucoup voient déjà en elle celle qui pourrait, le moment venu, succéder à Zapatero. Et devenir, qui sait, la première présidente du gouvernement espagnol.

Lucía Etxebarría
L’écrivaine iconoclaste

Dix ans après «Amour, Prozac et autres curiosités», Lucía Etxebarría continue de brosser un tableau sans concession de sa génération et de l’Espagne d’aujourd’hui. Celle qui a digéré la movida et brisé les derniers tabous. Mais aussi celle des machistes, de la violence conjugale, ou des ratés de l’intégration. Née à Valence de parents basques, dernière d’une famille de sept enfants, Lucía a reçu une éducation catholique dans un collège de bonnes soeurs. Rien a priori ne la prédisposait à se convertir en icône féministe. Son dernier opus, «Cosmofobia», qui raconte les destins croisés d’habitants du quartier madrilène de Lavapiés, mélange d’immigrés en situation de précarité et de bobos espagnols, a été salué en France par la critique. Dans son pays, Lucía est plus controversée. Adulée par les uns, cette mère célibataire de 42 ans est un véritable objet de haine pour d’autres qui ne supportent pas sa liberté de ton.

Rosa Díez
Madame Basta !

C’est la bête noire des indépendantistes basques. Et aussi des socialistes, depuis qu’en août dernier, en total désaccord avec la politique basque de Zapatero, elle a claqué la porte du PSOE, dont elle était militante depuis trente ans, pour créer avec quelques amis, dont le philosophe Fernando Savater, Union, Progrès et Démocratie (UPyD), prolongement politique de la plate-forme Basta Ya ! (Ca suffit !). Leur credo : assez de surenchères nationalistes ! Assez de complaisance envers les revendications particularistes, basques, catalanes ou autres ! Unité et égalité de l’Etat de droit ! Sur cette ligne «espagnoliste» jusqu’alors accaparée par le Parti populaire -, l’UPyD a obtenu plus de 300 000 voix et Rosa Díez a été élue députée de Madrid. Lors du débat d’investiture du gouvernement Zapatero, elle a voté non. Mais n’entend pas pour autant se laisser récupérer par la droite. Cette femme de 56 ans, qui vit sous protection permanente et a échappé à un attentat de l’ETA en 1997, n’est pas du genre impressionnable.

Amparo Moraleda
La patronne

Cette quadragénaire mère de deux enfants, incarnation de la femme moderne espagnole, est à la tête d’un vrai empire. Elle préside IBM Espagne, Portugal, Grèce, Israël et Turquie. Presque un exploit dans cette Espagne où, malgré les réformes sur l’égalité des sexes, les femmes ne sont pas légion dans les conseils d’administration. La «patronne» sait qu’on la jugera sur ses résultats. En 2007, elle a été classée parmi les étoiles montantes du magazine «Fortune». Et IBM Espagne a augmenté de 21,7% son chiffre d’affaires.

Isabel Coixet
La cinéaste qui monte

Elle est catalane et polyglotte. Son nom se prononce «cochette» et elle n’a peur de rien. Elle tourne le plus souvent en anglais (elle a vécu aux Etats-Unis) et avec les plus grands noms du cinéma international (Monica Bellucci, Julie Christie ou Sarah Polley). «Elegy», son adaptation risquée du roman de Philip Roth «la Bête qui meurt», avec Ben Kingsley et Penélope Cruz, lui a valu une sélection officielle à Berlin cette année. En 2003, avec «Ma vie sans moi», elle raflait son premier Goya. Le film suivant, «The Secret Life of Words», avec Tim Robbins, lui en rapportait trois. Ses maîtres ? Wong Kar-wai, John Cassavetes et aussi Agnès Varda. Aujourd’hui, à 46 ans, la plus internationale des réalisatrices espagnoles prépare un film au Japon et reste fidèle à sa devise : «Mon seul pays, c’est le cinéma.»

Marisa Viñes
La grand-mère indigne

Finies les robes noires et les fichus sur la tête. Ras-le-bol de s’occuper des petits-enfants. «Nous ne sommes plus que des nounous», dit Marisa Viñes, qui a créé il y a dix ans l’Association de Grands-Pères et Grands-Mères en Marche, Abumar. L’énergique vieille dame veut défendre les droits des grands-parents et exiger une reconnaissance de leur rôle dans la société espagnole. Dans un pays qui compte peu de garderies et de crèches, 70% d’entre eux doivent ou ont dû s’occuper de leurs petits-enfants, souvent de manière quotidienne. «Beaucoup sont surmenés, dit Marisa. La nouvelle génération des «abuelas» ne l’acceptent plus.» En Espagne, aussi, les seniors veulent désormais profiter de la vie à l’âge de la retraite. Quitte à envoyer valser les valeurs de leurs aïeuls.

Carme Ruscalleda
La chef trois étoiles

La Catalane Carme Ruscalleda (qui a décroché l’an dernier trois étoiles au Michelin) est sans doute le plus grand chef en jupon de la péninsule Ibérique. Ce qui n’est pas rien lorsqu’on a pour voisin Ferran Adrià, le Gaudi des gourmets, réputé pour être le cuisinier le plus imaginatif de toute l’histoire. Dans le cadre rustique de son restaurant Sant Pau, à San Pol de Mar, petit village côtier au nord de Barcelone, cette fille de paysans, qui vit toujours à la ferme qui l’a vu naître, régale depuis quinze ans par la justesse de sa cuisine et la simplicité de son accueil. Elle en fait depuis peu profiter les Japonais puisqu’un nouveau Sant Pau vient d’ouvrir à Tokyo.

Soraya Saenz
La baby star du PP

C’est le nouveau visage de la droite espagnole. Un visage - soit dit sans aucun machisme - plus avenant que celui d’Eduardo Zaplana, qu’elle remplace au poste stratégique de porte-parole parlementaire du Parti populaire, lequel incarnait la ligne ultradroitière, aznariste, qui a emmené le PP à la défaite. En choisissant cette jeune femme de 36 ans, au sourire enfantin et au contact facile, Mariano Rajoy, leader affaibli d’une formation qui se cherche et se déchire comme jamais, a montré sa volonté de renouveler les cadres. Et peut-être - si le congrès de juin le permet - d’impulser une nouvelle ligne, moins sectaire. Soraya Sáenz de Santamaría, avocate de l’Etat, passe en effet pour une femme moderne et constructive. Même les socialistes apprécient son sens du dialogue. Leur crainte ? Qu’elle «se fasse massacrer par la vieille garde au premier échec».


Le Monsieur Finances de Zapatero
«0n finit toujours par payer les excès»

Pedro Solbes, ministre de l’Economie, incarne un socialisme gestionnaire qui rassure les marchés et les électeurs. Comment voit-il l’avenir du modèle espagnol ?

Le Nouvel Observateur. - Beaucoup d’économistes considèrent que le modèle espagnol de croissance, fondé sur le bâtiment, le tourisme et le bas coût de la main-d’oeuvre, est en fin de cycle. Que c’est la fin de vos «Trente Glorieuses». Votre diagnostic ?
Pedro Solbes. - Ce n’est pas une nouveauté ! Nous le disons depuis des lustres. La croissance espagnole a été due à 80% à l’augmentation de la population active (notamment grâce à l’entrée des femmes sur le marché du travail et à l’immigration) et à 20% aux gains de productivité. Grâce à quoi nous avons connu treize ans de croissance forte. Mais nous savons que ce modèle n’est pas soutenable et que nous devons gagner en productivité. Nous avons fait des efforts énormes en ce sens. Nous avons amélioré l’éducation (ce qui est compliqué, car elle relève de la responsabilité des communautés autonomes) . Nous avons élevé notre niveau technologique. En quatre ans, nous avons doublé le budget de la recherche. L’effort global en matière de recherche et développement - public et privé - a dépassé cette année 1% du PIB. Il faut continuer. Nous verrons, au moment de la préparation du budget, ce qu’il est possible de faire, compte tenu des perspectives de croissance. La stabilité budgétaire est essentielle. Notre atout, c’est que la dette publique est très basse (35% du PIB). Je voudrais d’ailleurs continuer à la réduire, car nous avons à terme un problème de vieillissement de la population.

N. O. - Pour 2008, vous aviez parié sur un taux de croissance de 3,1%. Le ralentissement est passé par là...

P. Solbes. - Nous espérons faire 2,3% de croissance cette année et Fan prochain. Mais avec la crise de confiance qui affecte les marchés financiers - et par contrecoup l’économie réelle -, les tensions inflationnistes provoquées par la hausse des matières premières et du pétrole, nous vivons un moment très instable. Les meilleurs calculs peuvent être démentis par les événements.

N. O. - Vous refusez de parler de «crise». Pourtant le chômage est reparti à la hausse (+ 300 000 chômeurs en un an), l’inflation redémarre et les salaires stagnent. Que répondez-vous aux syndicats et au patronat qui réclament des mesures énergiques ?

P. Solbes. - Si nous avons plus de 2% de croissance, on ne peut pas parler de crise.
Mais il y a, c’est vrai, une forte décélération, beaucoup plus forte que nous ne le prévoyions. Alors, que faire ? L’inflation ne doit pas être un motif pour augmenter tous les salaires - leur évolution doit être liée à la productivité. Ni pour puiser dans le fonds de réserve des pensions, comme on me le réclame de façon irréfléchie. Il faut faire jouer les stabilisateurs automatiques que sont le marché et la politique budgétaire. Nous avons des marges de manoeuvre - pas énormes. S’il y a plus de chômage que prévu, et moins de rentrées fiscales, il faudra utiliser ces marges; au lieu de 1,1% d’excédent budgétaire, comme en 2007, nous pourrions atteindre l’équilibre cette année et, peut-être, l’année prochaine, avoir un certain déficit. Ce n’est pas notre prévision, mais on ne peut pas écarter l’hypothèse.

N. O. - Quel impact attendez-vous du «paquet fiscal» annoncé ? En France, cela n’a pas eu beaucoup d’effet...

P. Solbes. - Oh, c’est un tout petit paquet. Des mesures à court terme d’un montant de 10 milliards d’euros. D’un côté, nous réduisons les impôts des ménages (soit 6 milliards rendus à la société, dont nous attendons un petit retour sur la consommation); de l’autre, nous facilitons l’accès au crédit pour les PME et les entreprises qui font du logement social. On va voir quel sera l’effet cette année.

N. O. - L’endettement du secteur immobilier atteint 300 milliards d’euros. On compte plus de 600 000 logements invendus. Les faillites se multiplient. Croyez-vous à un krach de l’immobilier, ce moteur de l’économie espagnole ?

P. Solbes. - Relativisons. La construction représente au total 15 à 16% du PIB. Mais il faut mettre de côté les infrastructures, les bâtiments professionnels, le logement social, qui ne sont pas touchés. Reste le logement privé. Pour diverses raisons - enrichissement de la population, achats de placement, rush sur les résidences secondaires, afflux de la clientèle étrangère, bas loyer de l’argent, etc. -, nous avons connu une explosion de l’offre. On est passé de 450 000 mises en chantier par an à 800 000 en 2006. C’est trop. D’où le stock dont vous parlez. Aujourd’hui, les taux d’intérêt remontent. Nous sommes dans une phase d’assainissement. Quand on commet des excès, on finit toujours par les payer...

N. O. - Autrement dit, le système a besoin d’une bonne purge. Laissons les prix dégringoler et la demande repartira ?

P. Solbes. - [Sourire.] Je ne le dis pas comme ça... Mais le rôle de l’Etat n’est pas d’aider des gens qui ont acheté pour spéculer. Si certains ont des problèmes pour rembourser leurs hypothèques, c’est au système bancaire de régler cela, pas à l’Etat.


La cité des apostats
«Je ne veux pas mourir catholique !»

Du jamais-vu en Espagne. Des centaines de baptisés veulent renier leur religion et organisent la résistance contre une Eglise jugée réactionnaire

Julia Anton est une vieille dame de 77 ans qui a une obsession : ne pas mourir catholique. Avant de quitter ce bas monde, elle veut abdiquer cette religion qu’elle a toujours portée comme un intolérable fardeau, symbole des années noires du franquisme. Elle veut être définitivement et officiellement rayée du registre des paroissiens. Mais l’apostasie est un chemin de croix, et l’Eglise multiplie les embûches procédurières pour retenir les brebis qui s’égarent. Julia s’y est déjà cassé les dents en 1980. Aujourd’hui, elle a retrouvé la foi car Rivas Vaciamadrid, une municipalité communiste de la banlieue madrilène, vient d’ouvrir un Bureau de Défense des Droits et Libertés publiques. Deux avocats s’y relaient afin de traiter les cas de racisme ou de sexisme, et surtout de gérer les demandes d’apostasie émanant des habitants de la ville. Une incongruité dans cette Espagne que Font dit encore si catholique ? Pas si sûr. Le «sacrilège» de Rivas Vaciamadrid est révélateur d’un mouvement de fond, d’un divorce entre la «société laïque» et une partie de l’institution catholique qui a diabolisé Zapatero lors de la dernière campagne électorale.

Julia Anton a été la première à déposer son dossier. Son désir d’en découdre avec l’Eglise est d’autant plus fort que cette fille de républicains a été baptisée deux fois ! A sa naissance d’abord, puis onze ans plus tard, lorsqu’on lui impose, à elle et à toutes ses camarades de classe, lors d’un «baptême collectif», un second prénom : Carmen. Celui de leur nouvelle «marraine», Carmen Polo... l’épouse de Franco, qui assiste à la cérémonie. A l’époque, Julia est pensionnaire dans un collège phalangiste tenu par des religieuses qui accueillent des orphelines de guerre ou bien des filles de prisonniers républicains, comme elle. «A la sortie, je ne pouvais plus supporter les curés, dit-elle. Pour moi, la Guardia civil et l’Eglise étaient responsables de tout ce qu’avait vécu l’Espagne.» Après la mort de Franco, alors que l’Etat vient de prononcer la liberté religieuse, elle demande à être rayée des registres de baptême, mais n’obtient aucune réponse.

Il faudra attendre les dernières élections générales pour que la question de l’apostasie resurgisse sur fond de tensions entre le gouvernement socialiste et l’Eglise espagnole, qui a mal encaissé les réformes Zapatero : mariage homosexuel, divorce express, remise en question de l’enseignement religieux durant les horaires scolaires, débat sur la libéralisation de Favortement ou réforme du financement de l’Eglise... En décembre dernier, 1 million de fidèles ont participé à un meeting «pour la défense de la famille chrétienne». Quelques mois plus tard, le maire de Rivas Vaciamadrid ouvrait son Bureau de Défense des Droits et Libertés publiques. Aujourd’hui, des milliers d’appels affluent de toute l’Espagne. Et sur les 50 000 habitants de la ville, 250 ont déjà déposé une demande d’apostasie. «Les premiers étaient majoritairement des personnes âgées», précise l’un des avocats du Bureau, José-Luis Gonzalez. Victimes directes du franquisme, les octogénaires sont les plus hargneux. Quant aux plus jeunes, motivés par des convictions politiques, ils désirent simplement faire valoir un droit. «Si la religion était un choix personnel, il n’y aurait aucun problème, mais elle s’immisce dans la vie quotidienne, prend position politiquement. ..Je ne veux pas que l’on me considère comme un des partisans de l’Eglise et que l’on continue de clamer, comme le fait la Conférence épiscopale, qu’il y a 90% de catholiques en Espagne sous prétexte qu’on est baptisé», s’insurge Alberto, 30 ans. Face à ces révoltés, l’Eglise se dérobe en usant de réponses dilatoires : «Les registres de baptême ne sont pas des bases de données, mais des documents historiques.» Ou bien en imposant «un entretien personnel pour s’assurer que la décision est prise en connaissance de cause».


La revanche des latinos
Quand les gangs font la loi

Enfants des Sud-Américains arrivés en masse dans les années 2000, ils veulent venger leurs parents «exploités». Certaines municipalités essaient de transformer ces bandes hyperviolentes en partenaires sociaux, quand d’autres leur ont déclaré la guerre

De notre envoyé spécial à Madrid

Station Fuente Alcocer, au sud de Madrid, dans la zone de Villaverde. Il a l’air d’un transfuge qui vient de trahir son pays, les yeux soupçonneux, guettant le flic en planque. Normal, dans son petit monde, on ne parle pas aux journalistes. Mais cette fois il n’a pas le choix : il doit réhabiliter sa «famille» que les Espagnols comparent à la Mafia. Et sortir de l’ombre. Parler. Raconter son histoire et celle de ses «frères». Petit blouson serré à la taille, jean et baskets, sac en bandoulière. Il a l’allure d’un étudiant andin en stage Erasmus dans la ville de Goya. Il a abandonné les tenues extravagantes des caïds des gangs latinos importées de Chicago ou de Guayaquil, colliers clinquants dorés et noirs, bandanas sur la tête, tatouages sur le corps. Pas question de ressembler aux maras du Guatemala et à leurs sicaires qui tuent dès l’âge de 12 ans. Aujourd’hui, il faut rassurer les «Blancs» d’Europe. Qui pourrait imaginer que ce type de 32 ans est un des lieutenants d’Eddy Velastegui, chef suprême des Latin Kings de Madrid qui terrorisent les banlieues de la capitale ? «Appelez-moi KD, King Darkness !», lâche-t-il dans un éclat de rire. Ce nom, il vient de l’inventer pour narguer les flics. Le «Roi de l’ombre» est inquiet pour son organisation, composée d’environ 50 gamins âgés de 12 à 18 ans, en grande majorité d’origine équatorienne. La faute aux policiers qui ont décidé de la démanteler. Des gars qui ne comprennent rien à la philosophie de la «Nation», pays imaginaire de KD et de ses copains. La «Nation» est un songe, une île enchantée où les enfants de l’immigration, fils et filles d’Equatoriens, de Colombiens ou de Dominicains, vivent heureux, en terre étrangère, unis, solidaires, tous soumis à un même code d’honneur. «La «Nation», explique KD, c’est comme une franc-maçonnerie des pauvres. Nous, on cherche à aider nos frères venus d’Amérique du Sud pour qu’ils ne soient pas les esclaves des Espagnols. On les loge quand ils fuguent, on leur trouve du travail, des vêtements.» KD a débarqué à Madrid en juin 2000, pour retrouver sa mère, femme de ménage dans une riche famille madrilène. «Nos pères sont venus au milieu des années 1990 pour travailler dans le bâtiment, et nos mères ont fait les bonniches, précise-t-il. On les appelle les «internas». Elles travaillent quatorze heures par jour pour une misère, la tête basse. Nous, on ne baisse pas les yeux. On n’est pas des domestiques. On veut redonner de h dignité à nos frères.» Comment ? C’est ce que les policiers espagnols, alertés par de nombreux actes de violence entre bandes dans les cités, mais aussi au coeur des villes, avec morts à la clé, ont cherché à savoir durant ces dernières années. Comment, en quelques années, les enfants des 600 000 immigrés latinos, arrivés en Espagne par le regroupement familial depuis 2000, ont-ils pu importer une organisation criminelle aussi dangereuse pour l’ordre public ? «Au départ, on a vraiment l’impression qu’on a affaire à une sorte de chevalerie de gosses de la rue, dont le but est purement social, souligne José Ignacio Vindel, coordinateur des agents tuteurs de Madrid, (environ 150 policiers de proximité chargés de la protection des adolescents). Ceux qu’on appelle les «Reyes», les rois, les chefs, recrutent à la sortie des collèges et des lycées des enfants latinos. Es leur inculquent la «literatura», genre de table des Commandements qui leur donne l’impression d’être des descendants des Incas adaptés à l’ère Pokémon. Et les gamins plongent.» Résultat : pour la seule communauté de Madrid, on compte aujourd’hui près de 1500 jeunes immigrés fichés comme membres de ces «gangs». «En fait, ajoute Isidoro Zamorano, dirigeant du Conseil de la Police nationale, syndicat majoritaire, derrière le verbiage pour adolescents, il y a une culture de l’hyperviolence qui vient d’Amérique du Sud. Et une structure pyramidale mafieuse. Pour être admis dans la «Nation», il faut accepter d’être roué de coups par ses partenaires sans se plaindre. Ils appellent cette initiation le «Mur». Ensuite, il faut être capable de racketter quelqu’un dans la rue par l’intimidation ou la menace. Enfin, il faut obéir à n’importe quel ordre des chefs. Jusqu’à l’assassinat comme rite suprême. La grande spécialité de ces bandes, c’est l’expédition punitive contre une autre bande, comme les Netas, venus de Porto Rico, ou les DDP, les Dominican Don’t Play, originaires de Saint-Domingue.»

Jusqu’en 2007, la justice comptait les morts sans trop s’inquiéter. Un collégien colombien poignardé à Barcelone en 2003. Quelques viols en 2004. Un Equatorien mortellement blessé à Carabanchel, dans la banlieue de Madrid, en 2005. Des agressions régulières dans les parcs à Valence, Murcie ou Séville. Des cérémonies initiatiques violentes, les universales, tendance rites vaudous, qui finissent à l’hôpital. Et puis, le 22 janvier 2007, la sonnette d’alarme retentit : à Alcorcôn, mais aussi à Azuqueca de Henares, dans la banlieue de Madrid, l’affaire change de dimension. Des batailles rangées entre bandes rivales provoquent la panique de la population. Près d’un millier de jeunes se bastonnent avec une violence sans limites. Les Latin Kings et les autres créent un véritable climat de terreur. Bilan : plusieurs blessés graves, des dizaines d’arrestations. Surprise : parmi les assaillants, on découvre des bandes d’autodéfense espagnoles venues casser du «Sudac». «L’extrême-droite radicale s’est jetée sur ce phénomène, précise Barbara Scandagliaria, professeur au département de Psychologie sociale de l’université de Madrid. Les nostalgiques du franquisme vont tout faire pour stigmatiser cette immigration venue des anciennes colonies. Il faut à tout prix empêcher qu’une vague raciste ne se développe en Espagne.» Comment éviter la montée d’un lepénisme ibère sur fond de racisme antilatino ? Au Parti socialiste, on joue la carte de l’intégration. Exemple : à Barcelone, la municipalité de gauche a tout bonnement légalisé les Latin Kings et les Netas pour les transformer en partenaires sociaux. Elle leur accorde des subventions, comme à n’importe quelle association officielle. Le pari est risqué mais plutôt efficace. Un peu hésitants, les anciens caïds de la «Nation» rentrent dans le jeu de la démocratie. A Madrid, dirigée par le Parti populaire, on a choisi la répression et la traque à outrance. Un service spécialisé de la police, une brigade antilatinos, le Grupo 22, est créé. Sa mission : démanteler la «Nation». «C’est une grosse erreur, souligne Vladimir Paspuel, responsable de Rumifiahui, association d’aide aux immigrés latinos. Nous avons organisé le 29 novembre 2007 un colloque à Madrid avec de nombreux «rois» des Latin Kings et des Netas. Ils étaient fiers de parler en public. Ce ne sont pas des gangsters. C’est à nous de canaliser cette culture violente vers de nouveaux buts.» Angélisme de la gauche espagnole ? King Darkness, lui, est dubitatif. Il ne tient pas à transformer son mouvement en association de dames patronnesses.

«La «Nation» a une part d’ombre, précise-t-il. Si nous devenons officiels, nous nous transformerons en groupe folklorique... Et ça, nos chefs de Guayaquil ou de Nueva York ne l’accepteront jamais.» KD le reconnaît : les Latin Kings sont dirigés depuis l’étranger. Il lui arrive d’aller rendre lui-même des comptes à Quito et de payer la cuota à ses chefs. «C’est un paradoxe terrible, ajoute Paco, un flic infiltré dans l’organisation. En offrant des subventions publiques aux Latin Kings, on risque de financer les parrains équatoriens ou boliviens. Mais c’est le seul moyen de couper le cordon entre la maison mère et les franchisés d’Europe.»


Vers le modèle Sarkozy ?

L’Espagne, en dix ans, a radicalement changé. Elle est devenue le premier pays pluriethnique d’Europe, avec 10% d’étrangers, et occupe la deuxième place mondiale derrière les Etats-Unis. Comment une telle mue a-t-elle pu s’opérer ? Entre 2000 et 2006, plus de 3,5 millions d’immigrés sont venus participer au boom économique du pays. Conséquence : en 2005, le gouvernement Zapatero régularise massivement près de 700 000 sans-papiers, pas seulement pour des raisons politiques, comme cela a longtemps été présenté, mais aussi pour des raisons économiques. En 2007, par exemple, l’apport des immigrés a rapporté aux caisses de la Sécurité sociale plus de 9 milliards d’euros et permis de payer environ 1 million de retraites. La communauté immigrée venue d’Amérique du Sud, grosse épargnante, est particulièrement choyée par les banques. Avec la croissance en berne, la remontée du chômage, la droite tente de durcir le ton sur l’immigration, sur le modèle du président Sarkozy. Le gouvernement Zapatero craint une vague xénophobe dans les années à venir en Espagne et évoque, lui aussi, la nécessité d’un contrôle plus rigoureux de l’immigration.

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