Tous les secrets du bac Fabrice Madouas, le 13-06-2008

Plus de 615000 élèves s’apprêtent à passer leur baccalauréat. 83% l’ont obtenu l’an dernier. Un nouveau record sera t-il battu cette année ?

Trente et un. Ils n’étaient que 31 candidats en 1809, un an après la création,par Napoléon,du baccalauréat tel qu’on le connaît aujourd’hui. L’Empereur poursuivait un projet simple : fournir à la France l’élite dont elle a besoin. La Révolution avait décimé le clergé, qui assumait l’essentiel de l’enseignement sous la monarchie. Les effets s’en feront sentir de longues années, obligeant Napoléon à refonder l’Université. C’est l’objet du décret impérial du 17 mars 1808 : « Les grades, dans chaque faculté, sont au nombre de trois, savoir : le baccalauréat, la licence et le doctorat. » Pour être admis à passer l’examen, il faudra « répondre sur tout ce qu’on enseigne dans les hautes classes des lycées ».

Si le cadre général reste celui qu’a fixé Napoléon, les mentalités ont beaucoup évolué: l’élitisme a été banni au profit de la “démocratisation”, revendiquée par la gauche,appliquée par la droite, de sorte que le bac est désormais un diplôme auquel peut prétendre la quasi-totalité de ceux qui le passent:83% des candidats l’ont obtenu l’an dernier,un pourcentage supérieur à celui de 1968 – année où l’examen se résumait à une épreuve orale… Chaque année,la fabrique de bacheliers se remet en marche dans le seul but, dirait-on, de battre un nouveau record.Et chacun de s’interroger : «À quoi sert le baccalauréat ? » C’est le titre du rapport que devait présenter jeudi le sénateur UMP Jacques Legendre,à l’issue d’un travail de plusieurs mois. Début juin,Nicolas Sarkozy lui-même a évoqué la mise en place d’un baccalauréat rénové en 2012. Sans attendre,Valeurs actuelles répond aux questions que vous vous posez sur le bac – et même aux autres.

Combien coûte le bac ?

À vrai dire, nul n’en sait rien. Le ministère avance bien un chiffre : 40 millions d’euros. Mais que vaut cette évaluation? En 2006, la commission d’audit et de modernisation de l’État écrivait, dans un rapport très officiel, qu’il fallait multiplier par 5 à 7 le chiffre de l’Éducation nationale pour obtenir le coût réel du baccalauréat – soit 200 millions d’euros au bas mot! En 1994, la Cour des comptes soulignait déjà cette anomalie : selon ses magistrats, la dépense réelle dépassait le milliard de francs, alors que l’Éducation n’annonçait que 200 millions.

Le chiffre officiel prend en compte les frais liés à l’organisation du baccalauréat (prestations de services, fournitures, matériels,impression et expédition des sujets…) dont on constate, curieusement, qu’ils varient de 1 à 9 selon les académies, ce que Catherine Pauchet explique pudiquement par des « pratiques disparates », dans son excellent petit livre,Faut-il supprimer le bac ? (Larousse). Il y a aussi les indemnités perçues par les jurys du bac (plus de la moitié du coût global de l’examen) et les frais liés au déplacement des personnels enseignants et administratifs (le quart du coût du bac).

Mais cette estimation ne tient pas compte des dépenses effectuées sur leurs fonds propres par les établissements et les rectorats, ni des salaires versés aux enseignants durant les périodes d’examen – ce qu’on appelle les “frais non apparents”. Or, « l’organisation des sessions en juin entraîne la perte d’un mois d’études par an, soit un trimestre de formation sur les trois ans de scolarité du lycée, alors que plus de la moitié des enseignants des lycées ne sont pas mobilisés pour les examens, à l’exception de la surveillance des épreuves », note Catherine Pauchet. D’où les mesures annoncées la semaine dernière par Xavier Darcos pour « reconquérir le mois de juin ». Les épreuves commenceront cette année une semaine plus tard que l’an dernier et quinze départements pilotes expérimenteront une nouvelle organisation des épreuves: chaque fois que possible, leur surveillance sera assurée par des personnels non enseignants afin de permettre aux enseignants d’assurer leur cours jusqu’à la fin de l’année.

On pourra objecter que 200 millions d’euros (hypothèse basse) sont peu de choses au regard du budget colossal de l’Éducation nationale: environ 59 milliards. « Il n’en est rien, corrige l’ancien président de la Sorbonne, Jean-Robert Pitte (lire notre encadré page 12), 90 % [de ces crédits] sont en effet dévolus au paiement des traitements des fonctionnaires.La marge de manoeuvre pour innover et dynamiser est donc maigre. » Selon ses calculs, 200 millions d’euros auraient permis, en 2007,de recruter 4500 enseignants,ou de verser 250 000 bourses au mérite d’un montant de 800 euros, ou de créer 8 300 postes d’infirmières. Ce n’est pas rien.

Comment les sujets sont-ils conçus ?

Les épreuves du baccalauréat sont à peine achevées que la machine se remet en branle pour préparer celui de l’année suivante : la conception des sujets du bac commence dix mois avant que les élèves ne planchent dessus. Des enseignants de chaque discipline, réunis en commissions, soumettent à la critique de leurs collègues les sujets qu’ils imaginent. Ceux qui sont retenus sont ensuite testés par d’autres professeurs qui jugent de leur difficulté. La commission procède à l’ultime relecture des sujets, qui sont ensuite validés par le recteur d’académie avant d’être imprimés, stockés dans des locaux sécurisés puis envoyés aux proviseurs qui les conserveront précieusement dans leur coffre jusqu’au jour J. Selon le ministère, 4874 sujets ont été élaborés cette année pour les nombreuses sessions du baccalauréat.On estime que 60 à 75 % de ces sujets ne serviront pas : ce sont des sujets de secours, disponibles en cas de “fuite”. Faut-il préciser qu’ils ne seront pas utilisés l’année suivante? « Les dizaines de milliers d’euros dépensés pour les élaborer partent ainsi à la poubelle ! » souligne Catherine Pauchet.S’ajoutent à ces sujets ceux qui sont conçus par chaque académie pour les épreuves orales, notamment pour la session de rattrapage,de sorte que leur nombre exact reste imprécis.

Pour la première fois cette année,188 candidats pourront passer la langue des signes comme épreuve facultative de langue, qu’ils soient ou non malentendants.Les élèves pourront aussi choisir,à l’oral,l’amharique, le bambara, l’hindi, le berbère, l’islandais, le peul, le swahili, le slovène, voire le tamoul – à condition, cependant, que les académies disposent d’examinateurs compétents (l’amharique est une langue sémitique parlée en Éthiopie). Cette diversité d’options donne lieu, parfois, à de délicieuses absurdités : « C’est ainsi que les copies de tamoul des bacheliers de Pondichéry (Inde) sont envoyées au centre d’examens d’Arcueil (Val-de-Marne) pour y être corrigées par des correcteurs externes alors qu’elles pourraient l’être à moindre coût sur place », remarque Catherine Pauchet. Près de 150 000 enseignants sont requis, cette année, pour corriger les copies des candidats.

Les notes sont-elles redressées ?

Nathalie (le prénom a été changé) est professeur de lettres dans l’Oise. Cela fait cinq ans qu’elle ne corrige plus les épreuves écrites du baccalauréat.«On ne me l’a pas dit comme ça, mais j’étais indésirable. » Le motif? «On m’a jugée trop sévère. » La note moyenne du paquet de copies qu’elle avait corrigées était inférieure à 5,5 sur 20. «Honnêtement, ça ne méritait pas plus, mais l’inspectrice voulait que je les relève. J’ai refusé.» Car une note,cela se “travaille”. Avant comme après la correction.

Avant, il y a les consignes de notation («qui obligent au laxisme»,affirme Jean- Robert Pitte) et la commission de barème: « Là, la manoeuvre consiste à morceler le barème pour que l’élève puisse, de-ci,de-là,grappiller quelques points, explique Nathalie:telle question est notée sur 4, telle autre sur 5, de sorte que le plus mauvais élève a rarement en dessous de 7 sur 20,à moins de rendre copie blanche.» Après, il y a la commission d’harmonisation. C’est là qu’intervient l’inspecteur, la cheville ouvrière du système.Ces commissions réunissent autour de lui l’ensemble des enseignants d’une même discipline dans le département.« Là, la consigne nous est donnée d’atteindre au moins 8 car c’est la note qui permet aux élèves de prétendre au rattrapage»,poursuit Nathalie.

Cette commission précède la délibération du jury,qui réunit les professeurs de toutes les disciplines ayant corrigé les copies d’un même bac, par exemple la série L. « Moi, j’appelle ça la grande braderie. On ne peut plus toucher aux notes, sauf pour les augmenter. On examine donc toutes les copies qui sont à 9 ou 9,5.On prend le livret de l’élève pour constater généralement qu’il n’a pas cessé d’em… ses petits camarades toute l’année, et c’est à qui se dévouera pour lui donner le point qui lui manque,au grand soulagement de tous : ses profs qui ne le reverront plus, sa famille dont il fait la fierté, l’institution qui affiche chaque année un record de réussite! »

Et puis,il y a les coups de pouce en cas de coup dur, comme en 2003, où les candidats avaient séché sur un exercice de maths un peu difficile.Pourtant,«à l’annonce des résultats certains élèves s’étaient étonnés, raconte Catherine Pauchet: comment avaient-ils pu obtenir 20 sur 20 alors qu’ils n’avaient pas répondu à l’ensemble des questions ? » Très simple : « Devant la catastrophe imminente, les académies avaient aussitôt réagi. Sans concertation, toutefois. Suivant les départements, le barème était monté à 23… 27 et jusqu’à 33 ».Distribuer plus de vingt points par copie notée sur 20 ? Il fallait y penser !

Il y a pourtant quelques irréductibles, comme Nathalie : « Un tiers des profs refuse de relever leur note, estime-t-elle, un tiers surnote systématiquement pour avoir la paix, un tiers cède à la pression.» Difficile de résister:«On nous répète que le jury est souverain, mais comme les inspecteurs qui t’invitent à relever les notes sont aussi ceux qui t’inspectent, tu cours le risque d’être mal noté si tu résistes à leur amicale pression… Du coup, tu n’évolues plus qu’à l’ancienneté et,financièrement, tu sens la différence! C’est ce que j’appelle un système stalinien. »

Pourquoi cette fuite en avant ? La réponse est d’abord économique: un lycéen coûte 7600 euros par an à la collectivité. À ce prix (supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE), l’État n’a guère intérêt à maintenir l’élève dans le système.

Nathalie estime à « 25 %, peut-être 30 % le taux de réussite au bac si l’on n’appliquait pas les consignes ». Elle espère quitter bientôt l’Éducation nationale. «À quoi sert d’enseigner Baudelaire à de futurs bacheliers dont beaucoup ne maîtrisent pas le français ? »

Le bac, et après ?

C’est la grande question : que vaut encore le bac? “Pas grand-chose,répondent les candidats, lucides, mais sans, on ne peut rien faire.”Avec, au moins, on peut aller en fac. Et cela fait du monde: plus de 92 % de ceux qui le passent finissent par l’obtenir, si l’on prend en compte les redoublants.Plus ou moins facilement, c’est vrai.« Les académies qui obtiennent de meilleurs résultats dessinent un arc à l’est (Strasbourg, Besançon, Lyon, Grenoble) qui couvre l’ancienne Lotharingie, cette France de l’Est plus appliquée aux études et au travail, plus disciplinée aussi, où prévaut le sens de l’intérêt commun, et où il existe une tradition de culture et d’éducation solidement ancrée, remarque Jean-RobertPitte.Les mauvais résultats des académies de Lille,Amiens, Rouen ou Reims racontent, eux, l’effondrement de l’industrie et du tertiaire ainsi que l’échec de l’intégration des populations immigrées, sans oublier que toute une partie de l’élite locale a quitté ces régions ».

Les meilleurs lycéens des filières générales constituent leur dossier bien avant le mois de juin pour entrer en classes préparatoires.Les bacheliers technologiques tentent leur chance en BTS ou en IUT: deux filières sélectives qui leur évitent les amphis surchargés de l’université. «Aux titulaires d’un bac pro, il ne reste que la fac, où ils échouent massivement »,constate Catherine Pauchet,car «ils n’ont pas reçu la formation nécessaire à une insertion réussie dans le supérieur (aptitude à la dissertation, lecture d’ouvrages, prise de notes, rédaction de dossiers…)»,même s’ils ont été de bons élèves en lycée professionnel.

Si l’on ne réforme pas le bac,«c’est tout l’édifice scolaire qui finira par sombrer dans la médiocrité, entraînant avec lui ce qu’il reste de plus précieux dans nos universités », avertit Jean-Robert Pitte. Le bac fête ses 200 ans? Pas sûr qu’il aille encore très loin, au moins dans sa forme actuelle.

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