Les adolescents sont-ils cyberdépendants ?

Quand ils ne sont pas avec leurs amis virtuels ou sur leur console, ils se connectent à des jeux vidéo en réseau…au risque de se perdre.

Isaure Guilleminot, le 13-06-2008

Vingt heures trente dans une famille ordinaire. La mère appelle… et personne ne vient dîner. Sur sa console portable, la plus jeune est occupée à nourrir son chien virtuel ; la cadette ne peut arrêter sa conversation sur MSN avec ses copines et les copines de ses copines : « Salu cé ma mR kapL. ». L’aîné, âgé de 15 ans, refuse de manger depuis la veille, car, pour rester dans la guilde d’élite de son jeu, il doit être en réseau de 20 heures à 1 heure du matin pendant quatre jours d’affilée. Sinon, son avatar, un elfe mutant, risque d’être battu par un troll. Quant au père, pour se détendre de sa journée de travail, il s’entraîne à la boxe virtuelle sur la Wii dans son salon.

Résignée, la mère décide d’aller faire un tour dans Second Life.

Chacun réchauffera son dîner au micro-ondes…

Ce scénario stupide est pourtant, à quelques variantes près, devenu le quotidien de milliers de familles françaises. Au fil des ans, les parents s’étaient laissé convaincre des bienfaits des jeux vidéo qui, après tout,n’étaient pas tous si terribles que cela et pouvaient même aider les enfants à grandir. Comme l’écrit le psychiatre Serge Tisseron dans son récent livre Virtuel, mon amour, « la crise d’adolescence peut être surmontée grâce aux jeux vidéo : la possibilité d’y réaliser un théâtre de son monde intérieur et familial constitue pour beaucoup un important levier auto thérapeutique ».

Mais aujourd’hui, les parents commencent à tirer la sonnette d’alarme : ils ne peuvent plus décoller leurs enfants de leur console ou de l’ordinateur. En 2007, les enfants de 6 à 11 ans ont passé en moyenne chacun 1 200 heures devant les écrans. L’industrie du jeu vidéo prévoit un chiffre d’affaires de 23,3 milliards d’euros en 2008 sur ses trois principaux marchés (États-Unis, Europe, Japon), soit une progression de près de 13 % par rapport à 2007. En France, le secteur a connu un chiffre d’affaires de 2,4 milliards d’euros l’an dernier (soit 65 % de plus qu’en 2006 !) et les deux derniers jeux commercialisés ce printemps, Wii Fit et Grand Theft Auto IV (GTA IV), n’en finissent plus de faire parler d’eux.

On doit le premier au japonais Nintendo, dont la console Wii s’est vendue à plus de 24 millions d’exemplaires depuis son lancement en 2006. Avec Wii Fit, finis les kilos superflus. Grâce à un coach virtuel, chacun peut se redessiner une silhouette de rêve !

Le deuxième, GTA IV, sorti le 29 avril dans le monde à grand renfort de publicité, y compris dans les rues et le métro parisien, est commercialisé par l’américain Take2 et décliné pour la console de salon Xbox 360 de Microsoft et la console portable PSP de Sony.

Avec un chiffre d’affaires de 500 millions de dollars en unesemaine, les ventes de GTAIV ont argement dépassé les prévisions les plus optimistes.

Des jeux interdits aux mineurs mais faciles à se procurer

De nombreux adolescents de moins de 18 ans jouent déjà à ce quatrième volet d’un jeu interdit aux mineurs, violent et amoral, mais devenu culte (voir Valeurs actuelles du 23 mai). Car se procurer GTAIV est autrement plus facile que de convaincre l’ouvreuse d’un cinéma de sa majorité.

Face à ce tsunami virtuel, les parents sont bien seuls pour assumer leur rôle de guide, d’éducateur et de censeur, et la tâche est souvent au-dessus de leur force. C’est pourquoi ils consultent de plus en plus médecins et psychologues. Le CIDJ (Centre d’information et de documentation jeunesse) a édité une plaquette rassemblant des réflexions glanées au cours d’entretiens avec des jeunes et des parents. Voici ce que dit Dorian, 14 ans : « Quand on est dessus, on a envie qu’ils ne s’en mêlent pas. Mais, en même temps, on se dit qu’il faudrait quand même qu’ils aient un peu plus d’autorité, qu’ils nous empêchent un petit peu, parce qu’après, je me dis : s’ils ne me forcent pas, je ne fais pas mes devoirs, moi. »

L’autorité. Le mot est lâché. Face à la déferlante, il est urgent que les parents retrouvent de l’autorité. Michael Stora est psychanalyste et psychologue. Il a cofondé l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, a soigné au centre médico-psychologique de Pantin des enfants grâce à un atelier de jeux vidéo et réfléchit depuis pas mal d’années déjà sur l’impact des jeux vidéo sur les enfants.

« Il y a en ce moment un climat de moralisation chez beaucoup de médecins, éducateurs, politiques, autour du jeu vidéo. Cela ne me plaît pas tellement, parce qu’il y a énormément de bonnes choses dans le jeu vidéo et qu’il ne faut pas se tromper de problème. Il y a une véritable fracture générationnelle entre les parents et les enfants d’aujourd’hui, qui grandissent avec le virtuel. Les parents sont devant la télé. Les 15-25 ans sont devant l’ordinateur. Le jeu vidéo constitue un peu une contre-culture face à l’image idéale de la télé. Plus on diabolise le jeu vidéo, plus les ados vont se jeter dessus. »

Pourtant, dans son cabinet,Michael Stora reçoit de plus en plus d’adolescents cyberdépendants, des enfants à haut potentiel intellectuel, souvent de milieux aisés et qui passent leurs nuits à jouer à des jeux de rôle en ligne. Ils refusent d’obéir aux injonctions de leurs parents mais ne manqueront jamais un rendezvous à 23 heures sur leur ordinateur sur ordre de la guilde si une attaque est prévue à cette heure-là. Dans ces MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Games, jeux de rôle massivement multijoueur), le joueur crée un avatar qui évolue généralement dans une sorte d’univers à mi-chemin entre le Moyen Âge et la science-fiction. Cet avatar s’engage dans une sorte de quête rythmée par des épreuves initiatiques et des combats. L’avatar acquiert progressivement de l’habileté, des pouvoirs et une place toujours plus importante dans la hiérarchie du jeu. Le plus populaire des MMORPG est World of Warcraft, auquel jouent 600 000 joueurs en France et 11 millions dans le monde. On choisit son camp : la puissante Horde ou la noble Alliance, et on crée un personnage dans la classe des Mages, des Chasseurs, des Démonistes, des Druides, des Paladins… Le joueur développe son courage, sa débrouillardise, son sens de la stratégie, son altruisme… mais le jeu ne s’arrête jamais puisqu’il y a toujours des joueurs connectés et que les concepteurs ajoutent en permanence de nouveaux territoires, de nouveaux défis, de nouvelles formes de vie. D’où le risque très rapide de dépendance, voire d’addiction à ces jeux (lire notre entretien ci-contre).

Pour Michael Stora, c’est inquiétant. « Avant, si le père disait : “Range ta chambre !”, l’ado pouvait partir en claquant la porte. Il prenait le risque de se retrouver dehors. Aujourd’hui, l’ado se réfugie dans sa chambre, dans son monde virtuel, avec l’ordinateur payé par les parents et l’abonnement au jeu en ligne le plus souvent aussi payé par les parents. Cela ne va pas. Ces ados ne prennent pas de risques et peuvent devenir des adulescents. »

“Trop de parents veulent avant tout se faire aimer”

Pères absents ou dévalorisés, mères dépressives et débordées, tous les ingrédients sont réunis dans beaucoup de foyers pour que l’autorité soit déficiente. « Il faut former les parents à la parentalité. Trop de parents veulent avant tout se faire aimer par leurs enfants et ces derniers ne peuvent pas être à la hauteur de leurs attentes. Être parent, c’est un rôle. »

Certains pays ont commencé à réagir.Aux États-Unis, les concepteurs des jeux intègrent maintenant des “psys” qui prennent la forme des personnages rassurants comme les sorciers et qui interviennent de temps à autre pour discuter avec les joueurs. En Chine, les avatars se fatiguent désormais après plusieurs heures de jeu, comme s’ils étaient des personnages réels. Il faut alors se déconnecter pour les laisser se reposer.

En Corée, un tiers de la population joue aux jeux vidéo et 200 000 jeunes sont accros aux jeux vidéo en ligne. Depuis que plusieurs adolescents sont morts d’épuisement dans les cybercafés ouverts 24 heures sur 24, les pouvoirs publics ont mis en place des stages de désintoxication : une semaine sans aucun accès aux jeux, mais un programme d’activités sportives en plein air et de travaux manuels, des entretiens avec des psychologues pour les adolescents et aussi pour les parents.

Et si tout le monde relevait le défi que cette école primaire alsacienne a lancé à tous ses élèves : dix jours sans aucun écran ! ?

http://www.valeursactuelles.com/public/valeurs-actuelles/html/fr/articles.php?article_id=2730