Le tragique "dos de mayo" 1808-2008. Napoléon commet une folie en Espagne. Jean Tulard, le 30-05-2008

Profitant de l’affaiblissement de la monarchie espagnole, l’Empereur se retourne contre son allié. C’était sans compter avec le peuple. Cette intervention va l’entraîner dans l’engrenage d’une guerre sans fin.

Ce fut le commencement de la fin. Après avoir vaincu l’Autriche à Austerlitz, la Prusse à Iéna, et transformé l’hostilité russe en alliance à Tilsit en juin 1807, Napoléon n’a plus qu’un adversaire en Europe : l’Angleterre. La défaite de sa flotte à Trafalgar lui enlève tout espoir de débarquement sur les côtes anglaises. Il ne lui reste pour vaincre la “perfide Albion” que l’arme économique. Ruiner son commerce en l’empêchant d’exporter ses produits industriels et les denrées coloniales de son empire en Europe. Pour cela, il faut fermer le continent aux marchandises anglaises. Mais certains alliés de la France renâclent. Ils ont besoin de l’Angleterre que la France ne peut remplacer sur le plan économique ; il leur est notamment indispensable d’exporter vers Lon­dres leur blé et leurs vins.

Pour imposer ce qu’on appelle le Blocus continental, Napoléon se voit contraint d’utiliser la force à l’égard de ses propres alliés. Tout commence avec le Portugal, dont le port de Lisbonne est menacé d’asphyxie si les mesures décidées par l’Empereur sont appliquées. Celui-ci ordonne le 29 juillet 1807 la formation d’une armée destinée à mettre à la raison le Portugal, s’il s’obstine à ne pas rom­pre avec l’Angleterre. Junot en reçoit le commandement.

Mais, pour attaquer le Portugal, il faut utiliser la voie de terre, c’est-à-dire traverser l’Espagne, la mer étant contrôlée par la flotte anglaise. Un accord signé avec l’Espagne à Fontainebleau prévoit un démembrement du Portugal, dont la partie méridionale serait attribuée sous forme de principauté au premier ministre espagnol Godoy. Dès lors, les troupes françaises, de plus en plus nombreuses, pénètrent en Espagne pour prendre la direction du Portugal.

Le 30 novembre 1807, Junot entre à Lisbonne après la victoire d’Abrantès. Mais la famille royale s’échappe et gagne le Brésil sur un navire anglais. Devant tant de facilités à s’emparer du Portugal, Napoléon s’interroge. Ses troupes occupent l’Espagne, qui passe pour riche grâce à son empire colonial et dispose d’une flotte. Son souverain Charles IV est discrédité. La tentation est forte de mettre la main sur la péninsule ibérique. Mauvais génie de Napoléon, Talleyrand, qui a perdu son portefeuille de ministre des Relations extérieures, en raison d’une corruption trop voyante, suggère de profiter de la situation. L’Espagne n’est plus gouvernée : le roi est faible ; son premier ministre, infatué de lui-même, amant de la reine, est impopulaire. La reine elle-même, d’une épouvantable laideur (il faut voir son portrait par Goya), entend peser sur les affaires au profit du premier minis­tre, ce qui la fait détester. Si Ferdinand, prince des Asturies, échappe à la vindicte populaire, c’est qu’il s’oppose à Godoy, mais il n’est lui-même qu’une brute d’une grande veulerie.

Talleyrand suggère à Napoléon : « Vous régnez aux Tuileries à la place d’un Bourbon. Votre frère aîné, Joseph, règne à Naples à la place d’un Bourbon. Il ne reste qu’un Bourbon sur un trône européen : le Bourbon d’Espagne. Qu’attend Votre Majesté pour le rem­placer ? »

À Napoléon qui hésite encore, Talleyrand ajoute : « La couronne d’Espagne a appartenu après Louis XIV à la famille qui régnait sur la France et c’est ce qui a assuré la prépondérance de ce pays en Europe. Cet héritage du grand roi, il appartient à Votre Majesté de le recueillir. Il faut écarter les Bourbons. Non par une destitution brutale comme dans le cas de Naples. Ils avaient trahi l’alliance de la France en rejoignant en 1805 la troisième coalition. Non. Il faut simplement laisser la situation pourrir et en profiter. Tout est dans la manière. »

Or le peuple s’insurge le 18 mars 1808 à Aranjuez contre Godoy, dont les exactions ont dépassé les limites. Pour sauver le favori, sur la pression de la reine, Charles IV ne voit d’autre solution que d’abdiquer en faveur de son fils, qui devient Ferdinand VII. Mais le vieux souverain se ressaisit, tente de reprendre sa couronne et en appelle à Napoléon. Celui-ci se retrou­ve en position d’arbitre.

Il n’hésite plus et convoque la famille royale à Bayonne, hors d’Espagne, en avril 1808. C’est un guet-apens. Machiavel n’est pas loin. Napoléon entend intimider les souverains espagnols et les contraindre à renoncer à leurs droits. Il leur substituera son frère aîné Joseph. Ainsi, les Bonaparte remplaceront-ils une nouvelle fois les Bourbons. Les deux noms ne commencent-ils pas par la même let­tre ? C’est Murat, mari de Caroline Bonaparte, qui régnera à Naples.

Napoléon a bonne conscience. Son frère aura pour mission de faire pénétrer en Espagne les principes nou­veaux de la Révolution française : destruction de la féodalité, fin de l’Inquisition… L’Empereur oublie toutefois l’un de ces principes : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Les Madrilènes vont le lui rappeler. Si l’intrigue se déroule à Bayonne comme l’avait prévu Napoléon à l’issue de scènes ignobles entre le père, la mère et le fils, les Espagnols, dans leur majorité, n’entendent pas laisser faire ce changement de dynastie.

Madrid se soulève le 2 mai 1808. Ce sera le fameux Dos de mayo peint par Goya, qui fut le témoin de l’insurrection. Murat, qui avait été envoyé sur place par Napoléon, réprima férocement l’émeute, inspirant à Goya le terrible Tres de mayo où fusilleurs et fusillés sont tout près les uns des autres dans un bain de sang.

L’agitation gagne rapidement. Les moines répandent dans les campagnes l’idée que Napoléon est l’Antéchrist ; les nobles arment leurs paysans, les curés font sonner le tocsin. Les Anglais voient dans cette insurrection un moyen de prendre pied sur le continent, tandis que leur propagande dénonce dans toute l’Europe la soif inextinguible de conquêtes des Français.

Et c’est le coup de tonnerre. Le 22 juillet 1808, encerclé à Baylen par les insurgés, le général Dupont, chargé de pacifier l’Andalousie, capitule. Dupont, l’un des héros de Friedland ! La nouvelle fait sensation. Le 30 août, c’est au tour de Junot, vaincu par les Anglais, de poser les armes à Cintra au Portugal. L’armée de Napoléon n’est plus invincible.

Vienne, avide de revanche depuis Austerlitz, reprend ses armements. Un second front risque de s’ouvrir à l’Est, au moment où Napoléon décide de passer lui-même en Espagne pour redresser une situation compromise, son frère Joseph ayant fui Madrid dont il venait tout juste de prendre possession.

Pour contenir les Autrichiens, Napoléon compte sur le tsar. Il le convoque à Erfurt en septembre 1808. Mais Alexandre Ier se dérobe. Il a été circonvenu par Talleyrand que Napoléon a imprudemment emmené avec lui à Erfurt. Payé par l’Autriche – il n’en est pas à une trahison près –, Talleyrand attire l’attention du souverain russe sur la menace d’une hégémonie totale de Napoléon sur le continent.

En Espagne, les combats prennent un tour atroce. Goya en a évoqué l’horreur dans ses Désastres de la guerre. Ce ne sont que femmes violées par la soldatesque, enfants embrochés, hommes pendus, garrottés, égorgés, empalés, fusillés, châtrés, coupés en morceaux. Des monceaux de cada­vres nus sont jetés dans des fosses.

Passé en novembre dans la péninsule, Napoléon se heurte à des difficultés qu’il n’avait pas prévues : un climat exécrable, une résistance opiniâtre, la fatigue des soldats. Il franchit péniblement le défilé de Somosierra et parvient à reprendre Madrid le 3 décembre.

En France, l’inquiétude grandit. Les nouvelles n’arrivent que difficilement à Paris. La guerre a cessé d’être victorieuse. On craint la reprise du conflit avec l’Autriche, on pressent un affrontement avec la Russie. Le 20 décembre 1808, Talleyrand donne une réception à l’hôtel Matignon, où il réside alors. S’y précipite tout ce qui compte à Paris. La table de Talleyrand est réputée et l’on veut savoir ce que l’ancien ministre des Relations extérieures pense du cours des événements. Mais Talleyrand reste muet.

Soudain, un huissier annonce l’arrivée de M. le comte Fouché (il ne sera fait duc d’Otrante qu’en 1809), ministre de la Police. Cette arrivée fait sensation. On croyait les deux hommes brouillés. Ils s’étaient opposés sous le Consulat à propos de l’évolution du régime. Talleyrand avait alors plaidé pour une transformation du Consulat en monarchie quand Fouché défendait la forme républicaine.

Fouché était issu de la bonne bourgeoisie nantaise alors que Talleyrand appartenait à la grande noblesse. Ce dernier affichait une vie dissolue quand le premier jouait les bons pères de famille. On rapportait à Talleyrand

que Fouché méprisait les hommes et Talleyrand de répondre : « C’est qu’il s’est beaucoup étudié. » Et Fouché à qui on annonçait que Talleyrand venait d’être nommé vice-grand électeur de remarquer : « Il ne lui manquait que ce vice. »

Napoléon, tout en appréciant leur compétence, avait toujours joué sur leur rivalité. Or, voilà qu’ils s’affichent ensemble ce 20 décembre. Certes, ils avaient été dans le même camp au 18 Brumaire et s’étaient opposés en même temps au Concordat.

On murmurait aussi qu’ils s’étaient rapprochés pro­visoirement à l’annonce (fausse) de la défaite de Napoléon à Marengo. Mais, depuis plusieurs mois, ils ne se parlaient qu’à peine. Cette amitié, affichée ostensiblement, répondait aux questions que se po­saient les invités de Tal­leyrand. Napoléon n’avait toujours pas d’héritier. Il était à la merci d’un boulet ou d’un coup de poignard. La guerre allait éclater à nouveau en Allemagne. Quand cesserait-elle ? Il fallait réagir. Les deux complices pensaient à Murat en cas de malheur. De toute manière, ils prenaient date.

Condamnant la brutalité de Napoléon à Bayonne – il y manquait la manière, disait Talleyrand, pour se justifier d’avoir encouragé Napoléon – les deux complices voyaient juste, mais trop tôt. Rentré précipitamment à Paris à l’annonce de ce rapprochement qui l’inquiétait, Napoléon dis­graciait Talleyrand, après une algarade restée célèbre, le 28 janvier 1809. Fouché connut le même sort le 3 juin 1810.

C’est la campagne de Russie en 1812 qui devait précipiter l’effondrement de l’Empire. Mais la guerre d’Espagne, guerre sans fin, ruineuse en hommes et en argent, sans parler des atrocités qui l’accompagnèrent, fut bien à l’origine de la chute de Napoléon.

Celui-ci le reconnaissait à Sainte-Hélène : « L’immoralité dut se montrer par trop patente, l’injustice par trop cynique et le tout demeure fort vilain puisque j’ai succombé. »

À lire
Napoléon et la Guerre d’Espagne, 1808-1814, de Jean-Joël Brégeon, Perrin, 356 pages, 22 euros.

Napoléon et la Folie espagnole, de François Malye, Tallandier, 286 pages, 25 euros.

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