Baltasar Gracián y Morales Éloge d’un Jésuite très séculier

Il s’appelait Baltasar Gracián y Morales, est né en 1601 dans l’Espagne du Siècle d’or, et fut l’auteur de nombreux livres qui, aux yeux de ses supérieurs de la Compagnie de Jésus, sentaient fort le fagot. Très jeune, Gracián avait fait profession chez les jésuites, chez qui il exerça plusieurs fonctions, professeur de lettres, de philosophie, de théologie morale, avant de finir en disgrâce : déchu de ses charges, soumis au pain et à l’eau, relégué dans un collège disciplinaire, au fin fond d’une bourgade aragonaise,où il était en butte à une surveillance vétilleuse et à l’inspection de ses écrits.

Qu’avait donc commis de si grave ce “fauteur de troubles et croix de ses supérieurs” ? Son crime : le péché d’orgueil ou plutôt de vanité, si répandu chez les hommes de lettres. Prédicateur à succès, il se flattait de prêcher, à Madrid, à guichets fermés. Écrivain,il faisait lui même la réclame de ses ouvrages. Homme d’Église, enfin, il ne montra guère d’inclination pour les sujets religieux – à l’exception d’un “art de communier”de circonstance – préférant tracer le portrait idéal du Héros politique ou de l’Homme de cour, décliner l’Art de la prudence, ou exposer son esthétique littéraire dans un Traité des pointes et du bel esprit. Au mépris des règles de son ordre, il ne demanda jamais l’imprimatur pour ses écrits séculiers, qu’il se contentait de signer du nom de son frère, Lorenzo Gracián.

De son propre aveu,l e père Gracián était « peu humble et guère obséquieux » ;de surcroît, il se sentait protégé, à la fois par les puissants personnages dont il pouvait revendiquer l’amitié et le patronage, et par les succès d’estime de ses livres. À la jonction des leçons de Baldassare Castiglione et de Machiavel, ses traités politiques et mondains prônent, de fait, soit une sorte de raison d’État pragmatique et indifférente aux moyens, pourvu que l’intention soit dirigée vers la plus grande gloire du souverain et de Dieu,soit une stratégie personnelle de réussite en société, qui subordonne l’être au paraître et dédaigne la morale commune. Rien d’étonnant si son Oracle manuel que le meilleur spécialiste de Gracián, Benito Pelegrín, traduisit,avec impertinence, sous le titre de Manuel de poche pour hommes politiques d’aujourd’hui… ait obtenu un tel succès en France et en Italie, et séduit des esprits affranchis de l’illusion, comme La Rochefoucauld, Saint-Évremond, Schopenhauer et Nietzsche. Quant à son traité esthétique, Art et Figures de l’esprit, il offre la même perspective d’efficience pratique, l’art du discours n’étant pas un divertissement gratuit, mais un instrument de persuasion, donc de pouvoir. C’est avec son dernier livre, le Criticón ou l’Homme détrompé, achevé en 1657, que le père Gracián s’attira les foudres de ses supérieurs.

Dans ce roman allégorique qui traite des trois âges de la vie, l’auteur, à l’encontre de ses théories d’antan, se livre à une critique acerbe des moeurs, des valeurs et de la société de son temps, « siècle d’ordure et de boue », où il ne voit qu’hypocrisie, mensonge, vanité, égoïsme et imposture. Ce retournement pessimiste, cette vision désabusée, ne sont pas le moindre intérêt de ce livre étonnant – à l’esthétique baroque, truffé de jeux de mots et d’esprit – qui enthousiasma Schopenhauer, et qui s’achève sur l’apologie de la seule utopie salvatrice, celle de l’art, et du seul héros qui vaille : l’écrivain.

De Baltasar Gracián et au Seuil : le Criticón, présenté et traduit (excellemment) par Benito Pelegrín, 474 pages, 24 euros; Traités politiques, esthétiques, éthiques (2005).

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