L’eau en Espagne, c’est chacun pour soi

LE MONDE | 24.04.08. MADRID, CORRESPONDANTE

as un nuage, pas une goutte pendant des mois, et pourtant la tempête. Quatre années de sécheresse font des ravages non seulement dans l’écosystème, mais aussi dans le paysage politique espagnol. La "guerre de l’eau" qui s’est déclarée ces dernières semaines a opposé des régions, des provinces au sein des régions, les villes et les campagnes, les partis politiques et même des alliés politiques. La situation est telle que le responsable de l’environnement du gouvernement catalan, pourtant mécréant assumé, a été jusqu’à s’en remettre à la Vierge de Montserrat pour qu’elle fasse tomber la pluie.

Car c’est Barcelone qui a donné l’alerte. La seconde ville espagnole risque de manquer d’eau après l’été. Faute de pluie et à cause d’une consommation en forte croissance, les rétentions du bassin hydrologique censé l’approvisionner, vertébré par les fleuves Ter et Llobregat, sont tombées à 20,5 % de leur capacité - le seuil d’alerte étant fixé à 20 %. Quelques jours de pluies abondantes, récemment, les ont fait remonter à 21,2 %, sans changer le fond du problème. Dans les régions méditerranéennes de l’Espagne, l’automne et l’hiver ont été les plus secs des soixante dernières années et les réserves font peine à voir. En Catalogne, il est déjà interdit d’arroser son jardin ou de laver sa voiture avec de l’eau potable. Cet automne, c’est la consommation des ménages eux-mêmes qui pourrait être restreinte.

Devant l’apparente inertie du gouvernement catalan, les patrons et l’ensemble de l’important secteur touristique, redoutant les répercussions économiques de robinets à sec, ont commencé à réclamer des décisions politiques. Après avoir demandé à la population de consommer moins, les dirigeants catalans ont dû chercher des solutions d’urgence pour éviter des restrictions drastiques à partir de l’automne pour cinq millions et demi d’habitants.

C’est sur la nature de ces mesures que s’affrontent les belligérants. Le gouvernement catalan, présidé par le socialiste José Montilla, plaidait pour qu’une nouvelle canalisation achemine vers la ville une partie des eaux du Segre, un affluent de l’Ebre, le grand fleuve du nord-est de l’Espagne. Pour ce faire, il faudrait construire au plus vite une canalisation de 15 km pour un coût de 45 millions d’euros.

A peine formulée, cette proposition a déclenché les hostilités. Les provinces rurales et agricoles de l’intérieur de la Catalogne, qui dépendent de cette rivière - dont le débit est d’ailleurs lui aussi mal en point -, ont crié au scandale. La coalition de gauche au pouvoir à Barcelone s’est divisée. Le gouvernement local s’est attiré les foudres d’autres socialistes, et non des moindres. Celles du président de la région voisine d’Aragon, Marcelino Iglesias, qui fait valoir que le nouveau statut régional prohibe toute cession d’eau de l’Ebre à d’autres régions. Celles, surtout, de José Luis Rodriguez Zapatero, qui lui a opposé un "non" catégorique. Or le gouvernement central détient la tutelle de l’organisme qui gère le bassin de l’Ebre, dans la mesure où celui-ci approvisionne plusieurs régions.

On s’est donc tourné vers une autre possibilité : récupérer le surplus des eaux de l’Ebre qui n’est pas utilisé pour l’irrigation par les agriculteurs du delta et qui est donc rejeté à la mer. 45 hectomètres cubes par an seraient ainsi disponibles. Pour les acheminer jusqu’à Barcelone, il faut construire en un temps record (en principe, six mois) une canalisation de 60 km. Pour 180 millions d’euros, cette solution serait plus rapide à mettre en oeuvre et moins aléatoire, du point de vue de l’eau récoltée, que celle du Segre. Le gouvernement central a donné son accord vendredi 18 avril, lors du premier conseil des ministres du nouvel exécutif de M. Zapatero. En revanche, l’opposition conservatrice du Parti populaire (PP) et les régions de Valence et de Murcie crient au hold-up. En déployant de nombreuses ruses sémantiques, le gouvernement nie qu’il s’agisse là d’un transvasement.

Pour comprendre pourquoi, il faut remonter au plan hydrologique élaboré par le gouvernement de José Maria Aznar. Il prévoyait, entre autres, des travaux pharaoniques pour acheminer jusqu’aux régions arides de Valence, Murcie et Almeria - elles aussi affectées par la sécheresse et, plus durablement, par la raréfaction de l’eau - une partie de l’eau de l’Ebre. Ce plan avait déclenché une vaste bataille politique au début des années 2000, la gauche et les écologistes dénonçant à la fois le coût et les répercussions écologiques d’un tel projet. Ils accusaient le PP, dont les régions de Valence et de la Murcie sont des places fortes, de destiner une partie de cette précieuse eau à l’irrigation de golfs et l’approvisionnement de lucratifs projets liés au tourisme et construits sans souci de l’existence, ou non, de ressources hydriques dans des régions parfois semi-désertiques.

A peine arrivé au pouvoir, en 2004, M. Zapatero avait annulé ce plan et promis de ne jamais autoriser le transfert d’eau d’un bassin hydrologique vers un autre. C’est pourquoi il était aussi opposé à la solution du Segre, qui revenait à prélever de l’eau en route pour l’Ebre. Aujourd’hui, le PP accuse les socialistes d’accorder à la Catalogne ce qu’ils ont refusé aux Valenciens et aux Murciens : un transvasement des eaux de l’Ebre. Ses responsables valenciens et murciens ont annoncé qu’ils saisiront le tribunal constitutionnel pour obtenir, eux aussi, le précieux élément.

La crise provoquée par la sécheresse se greffe sur l’indéniable imprévoyance des gouvernements successifs. Les 5,5 millions d’habitants du bassin de Barcelone et de Gérone sont donc aujourd’hui menacés de restrictions. Le raccordement des eaux du delta de l’Ebre et du réseau de la capitale catalane faisait partie des projets imaginés après l’annulation du plan hydrologique, mais il a été abandonné par le gouvernement catalan, sous la pression de la gauche écologiste, qui y voyait un transvasement déguisé. La construction d’usines de dessalement d’eau de mer (vingt-deux sont prévues) a pris du retard. La grande centrale du Prat, qui devra prochainement approvisionner Barcelone, n’entrera en fonction qu’en juin 2009. Jusque-là, il faut tenir.

La Généralité, le gouvernement autonome de Catalogne, a donc imaginé en catastrophe des mesures d’urgence. Avant de s’engluer dans le débat sur les transferts de rivières, elle a passé contrat avec dix navires-citernes pour que, par rotation, ils apportent à Barcelone, à partir du mois de mai, de l’eau en provenance de Marseille et d’usines de dessalement d’eau de mer de Tarragone, dans le sud de la Catalogne, et de Carboneras, en Andalousie. Elle étudie la possibilité d’en acheminer aussi par train. Elle remettra en exploitation d’anciens puits abandonnés. Toutes ces mesures palliatives auront un coût. Le quotidien catalan La Vanguardia a chiffré à 22 millions d’euros par mois le coût de l’approvisionnement par bateaux, sans compter 35 millions d’euros de travaux d’aménagement du port de Barcelone pour le réceptionner.

Reste à envisager le long terme. Le gouvernement catalan est en train de se tourner vers un projet qui était défendu par les nationalistes de Convergence et Union lorsqu’ils dirigeaient la région, jusqu’en 2003, mais que les socialistes et toute la gauche catalane avaient alors combattu.

Il consiste à construire un aqueduc qui acheminerait à Barcelone l’eau du Rhône à partir d’Arles. La réflexion espagnole ne pourra pas se limiter à cela : plus d’un tiers du sol espagnol est menacé, à terme, de désertification par le réchauffement climatique.

Cécile Chambraud
Article paru dans l’édition du 25.04.08

http://www.lemonde.fr/sciences-et-environnement/article/2008/04/24/l-eau-en-espagne-c-est-chacun-pour-soi_1037961_3244.html