L’argent sale inonde l’Espagne

La péninsule Ibérique est devenue le principal point d’entrée de la cocaïne en Europe. Des dizaines de sociétés écrans recyclent l’argent du trafic.

Louise Castello, le 11-04-2008

L’Espagne n’est plus une succursale du crime organisé, mais le siège central. Ce raccourci a été donné, en public, par l’un des chefs de la police nationale espagnole. Depuis une dizaine d’années, l’Espagne est devenue la porte d’entrée européenne de la cocaïne. C’est aussi le pays européen où la consommation de cette drogue est la plus répandue. Enfin, un rapport du département du Trésor américain, corroboré par la CIA, estime que l’Espagne est considérée par les narcotrafiquants comme le centre européen du blanchiment d’argent.

En 2007, la police a saisi près de 47 tonnes de cocaïne et confisqué 102 propriétés, des produits de luxe et de l’argent liquide liés au trafic de drogue, le tout pour une valeur de 83 millions d’euros. L’Espagne arrive en troisième position dans le monde pour l’importance des saisies de drogue, juste derrière la Colombie et les États-Unis.«Nous sommes aux premières loges pour les arrivages de marchandise, c’est pour cela que nous avons le plus fort taux de saisies, car nos polices sont sur le front », explique María Marcos Salvador, directrice du Centre du renseignement contre le crime organisé au ministère de l’Intérieur. Allure masculine, la voix posée, María Marcos précise que la police espagnole collabore avec ses homologues étrangers. « Avec la CIA, mais aussi les services secrets européens, on échange les informations sur tel ou tel trafiquant afin de remonter sa piste et de saisir les cargaisons. »

La grande majorité des saisies de cocaïne est réalisée en haute mer, souvent dans les eaux internationales. Longtemps,les ports de la Galice, sur la côte nord-ouest du pays, étaient connus pour recevoir la drogue en provenance de Colombie. On y parlait de « marée blanche » pour évoquer ces livraisons. Le renforcement des contrôles a obligé les trafiquants à changer de route. La drogue passe maintenant par l’Afrique, puis l’archipel des Canaries avant de rejoindre la péninsule. María Marcos: «On sait qu’en Mauritanie ou au Sénégal, il y a de véritables entrepôts, où la drogue est stockée puis coupée avant d’être distribuée en Europe par les mafias locales. Le problème est que la cocaïne ne fait pas que transiter. Elle est aussi consommée sur place chez nous ».

Le ministère de la Santé estime que la consommation de la poudre blanche a doublé en dix ans. Près de 3% de la population “sniffe” régulièrement un rail de “coke”, soit quatre fois plus que la moyenne européenne. Selon un rapport américain,20 % des consommateurs de cocaïne de l’Union européenne habitent en Espagne.

Chez les jeunes, la banalisation de la consommation est alarmante, résultat de vingt ans de permissivité : environ 4% des 15-34 ans ont pris de la “coke” au moins une fois au cours des douze derniers mois. La “blanche” circula longtemps dans le pays en toute impunité. À la différence d’autres pays européens, l’usage de la cocaïne n’a jamais été associé à une classe sociale élevée ou à un milieu branché, du fait d’un prix modique (entre 30 et 50 euros le gramme). Désormais, son usage est déclaré comme le premier problème de santé publique.

Les forces de l’ordre redoublent maintenant d’efforts. En 2006, l’unité de la drogue et du crime organisé a lancé une de ses plus spectaculaires offensives contre les groupes mafieux : 180 opérations (70 % liées au trafic de drogue),2,7 milliards d’euros saisis (le double des crédits de la Justice), près de 756 individus de 35 nationalités différentes arrêtés. Parmi eux, de nombreux chefs des cartels colombiens et mexicains.

Leur présence sur le sol espagnol n’étonne pas les services américains. Un récent rapport du département du Trésor américain assure que l’Espagne serait le seul pays européen utilisé par les cartels colombiens pour “laver”l’argent de la cocaïne. Le document indique que l’argent est ensuite transféré en Suisse, puis dans les pays considérés comme « non suspects », avant de revenir aux États-Unis ou dans une île des Caraïbes, où, « une fois propre », il est remis à la disposition des trafiquants. Leurs comptes en banque utilisés en Espagne ne restent ouverts qu’un mois,ce qui ne permet pas à la garde civile de les saisir.

Ce circuit a été celui du trafiquant Peter García Verano. Avant son arrestation à la fin de 2001, ce Colombien de 44 ans, résidant à Madrid,avait mis en place la “délégation espagnole”de “El Chupeta”, l’un des plus importants et redoutés narcotrafiquants de Colombie. El Chupeta, de son vrai nom Juan Carlos Ramírez, a été arrêté le 7 août dernier à São Paulo au Brésil.

Ce caïd de la cocaïne avait choisi l’Espagne pour blanchir l’argent de son trafic en Europe. Verano avait réussi à installer un vaste réseau de blanchiment qui a survécu à son arrestation. L’argent était “lavé” à travers une dizaine de sociétés écrans espagnoles,souvent dans l’immobilier, avant d’être réinjecté dans des comptes suisses. Ces entreprises fantoches étaient dirigées par des hommes de paille, souvent des Espagnols liés à la petite délinquance.

Les chefs de la drogue ont jeté leur dévolu sur l’Espagne pour les facilités à y laver l’argent noir. L’économie souterraine représenterait 21 % du PIB espagnol. C’est aussi le pays de l’Union européenne où circulent le plus de billets de 500 euros : le quart du stock européen de ces billets est utilisé dans la péninsule Ibérique. L’an dernier,leur nombre y aurait augmenté de 60 %.

Les contrôles fiscaux assez rares et surtout la fièvre de la construction (700000 logements construits par an) ont permis la mise en place de ces “lessiveuses”à argent sale. «Le boom de l’immobilier (157 % de hausse des prix depuis 1997) a fait du ladrillo [la brique] la valeur refuge des Espagnols et permis de placer beaucoup d’investissements non déclarés, explique Meritxell Soler, économiste chez Analistas Financieros Internacionales. Les trafiquants peuvent profiter de la spéculation immobilière pour investir en toute impunité».

La Costa del Sol, symbole de la construction sauvage en Espagne, est devenue la zone d’activité favorite des groupes mafieux. La police estime qu’une cinquantaine d’entre eux y sont implantés. Avec 30 000 logements illégaux, Marbella, la station balnéaire huppée du littoral, est devenue l’épicentre de la corruption, un vrai laboratoire du crime organisé.

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